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7 h 44. Je frôle le mur et j’appuie sur le bouton qui déclenche l’ouverture de la porte de l’immeuble. Avec précaution, j’entrebâille le battant en me plaquant comme j’ai vu faire dans les films de guerre. Sophie est sûrement là à m’attendre et, la connaissant, elle doit être prête à me bondir dessus. Aveuglée par la lumière du matin, je passe la tête pour inspecter le périmètre. Sa voix me fait sursauter :

— Tu as intérêt à me raconter du croustillant, sinon c’est pour m’échapper que tu vas avoir envie de courir.

Sophie est tranquillement adossée contre le mur, en train de prendre le soleil. On s’embrasse.

— Merci d’être venue. Je m’en veux un peu…

— N’ajoute pas le mensonge à l’infamie. Tu n’éprouves aucun remords. Alors maintenant que tu as réussi à m’embringuer dans ton plan foireux, raconte.

— Tu sais, il n’y a pas grand-chose à dire.

Elle me fixe. Je ne la connaîtrais pas, j’aurais peur. En fait, même en la connaissant, j’ai peur. Il va falloir que je parle, que je lui dise même ce que je ne sais pas. On remonte la rue en direction du jardin public. Il fait le même temps que lorsque nous avions couru avec Ric. Qu’est-ce que je peux confier à Sophie ? Je ne sais même pas moi-même où j’en suis…

— Je l’ai déjà vu ?

— Non.

— Il est d’où ?

— Je ne sais pas.

— Il a de la famille dans le coin, quelqu’un qu’on connaît ?

— Je ne crois pas.

Sophie me saisit le bras.

— Julie, à quoi tu joues ?

— Je te jure, je ne sais presque rien de lui. Il a emménagé dans mon immeuble, au troisième. C’est son nom qui m’a attirée.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Ricardo Patatras.

Sophie étouffe un rire.

— Écoute, si tu te moques de lui, je ne te dis plus rien.

— Excuse-moi, mais avoue que c’est spécial comme nom.

J’esquisse un sourire. Sophie s’en aperçoit et nous rions ensemble. Je concède :

— C’est même parce que c’est ridicule que je m’y suis d’abord intéressée.

Au coin de la rue, on croise Mme Roudan avec sa poussette toujours aussi chargée.

— Bonjour madame.

— Bonjour Julie. Te voilà bien matinale.

— On va faire un peu de sport.

— C’est bien, vous êtes jeunes, profitez-en.

Elle s’éloigne, l’air vaguement gênée. Qu’est-ce qu’elle trimballe dans sa poussette ? Elle héberge du monde en douce ?

— Tu la connais ? me demande Sophie.

— Elle habite mon immeuble. Super gentille, mais je ne sais pas ce qu’elle trafique avec sa poussette.

— N’essaie pas de changer de conversation. Parle-moi de ton Roméo. Vous sortez ensemble ?

— Tu rigoles ! On en est encore à la phase d’observation, enfin surtout moi parce que lui, je crois qu’il me trouve juste gentille.

— C’est pas bon du tout ça, tu ne devrais peut-être pas t’accrocher.

— Plus facile à dire qu’à faire. Si tu crois que j’ai le choix ! Je ne contrôle rien. Ce garçon a tout envahi dans ma vie.

Les grands arbres du jardin public sont en vue. Devant l’entrée, un petit groupe de filles s’est réuni, certaines s’échauffent déjà. Il y en a de tous les âges, des grandes, des petites, des minces, des plus enveloppées. Une femme d’une quarantaine d’années, le corps sculpté par une évidente pratique sportive intensive, nous accueille :

— Hello les filles ! Puisque c’est votre première fois, bienvenue. Avec nous, vous verrez, tout est simple. Pas de cotisation, pas de questions, pas de compétition. Le but n’est pas de préparer les championnats du monde ! Chacune va à son rythme. On part ensemble mais on est libres.

La demi-douzaine de coureuses nous fait signe. On leur répond.

Je connais bien le jardin public mais je ne me serais jamais imaginé qu’il servait de lieu de rendez-vous à ce genre de groupe. À la sortie des écoles, on y trouve les mamans avec les enfants. Plus tard dans la journée, ce sont les jeunes qui s’y réunissent, et encore après, les amoureux s’y retrouvent. Le midi, ceux qui déjeunent dehors pendant leur pause viennent s’y réfugier. Je trouve étonnant que des univers tellement différents cohabitent dans un même lieu, sans jamais se mélanger.

Le petit groupe s’élance. Sophie et moi suivons. Dès les premiers pas, on se rend bien compte que toutes n’ont pas la même façon de faire. La petite jeune qui semblait si sportive ne s’y prend pas très bien et celle qui avait l’air d’être un peu ronde va toutes nous laisser sur place. Sophie court en regardant ses chaussures.

— Qu’est-ce que tu fais ? Relève la tête ou tu vas te manger un poteau.

Elle ne quitte pas ses pieds des yeux et me répond :

— Ça fait dix ans que je ne les ai pas vus bouger aussi vite. C’est fascinant.

— Tu vas finir par me remercier de t’avoir entraînée dans cette galère…

— Ne rêve pas. Pour le moment, je n’ai pas eu mon compte de croustillant…

Je pourrais lui raconter que Ric m’a prise dans ses bras, qu’il a les mains les plus douces que je connaisse, que ses yeux sont presque aussi bouleversants que ses fesses. Tout est vrai et cela apaiserait sans doute sa curiosité, mais cela trahirait la pureté de ce que je ressens et ça, je ne le veux pas.

— Vous vous voyez souvent ?

— J’essaie de le voir tout le temps. J’utilise n’importe quel prétexte. Je me suis déjà retrouvée dans des situations ridicules pour arriver à le voir.

— À t’entendre, on dirait que tu le fréquentes depuis des semaines.

— J’ai moi-même l’impression que je lui cours après depuis des années.

— Tu as essayé de lui parler, de lui dire ?

— Tu es folle ! Il va me prendre pour une excitée qui saute sur tout ce qui bouge.

Le groupe de coureuses commence à nous distancer. Sans même nous en rendre compte, Sophie et moi ralentissons. Ralentir est un euphémisme. Là, on pourrait à peine doubler une palourde à marée basse. On n’aura pas fait partie du club très longtemps.

— Puisque tu ne sais rien de lui, qu’est-ce qui t’attire autant ?

— Rien, ou plutôt tout. Ses gestes, sa courtoisie, une espèce de puissance tranquille qui émane de lui…

Je me mets à l’imaginer, rêveuse. Sophie siffle :

— Dis donc, tu m’as l’air drôlement accro. Je ne t’ai jamais entendue parler d’aucun de tes mecs comme ça, ni faire cette tête en pensant à eux.

— « Mes mecs », comme tu y vas… Avant, il y a surtout eu Didier, et ce pignouf m’a gâché mes études, empêchée de te voir et obligée à écouter ses chansons pourries. Il n’a même jamais fait l’effort de regarder un des films que j’adore. Il m’a coupée de moi-même. Ce type était un parasite. Avec Ric, c’est différent, il ne cherche pas à s’accrocher. Il décide, il fait. Je n’ai jamais vu quelqu’un comme lui.

On est arrêtées. Les joggeuses sont loin. Sophie me regarde, un sourire en coin :

— C’est pour lui que tu as eu l’idée de te mettre à courir ?

— Oui. Ne te fiche pas de moi, mais j’espère l’impressionner.

— Gagne du temps, apprends tout de suite à voler parce que, sans être une spécialiste, tu m’as l’air mal barrée pour la course de fond.

Je soupire et hausse les épaules.

— Je sais.

On a fait à peine quatre cents mètres et on est en nage. J’ai mal aux jambes et Sophie grimace parce qu’elle a forcé. On va encore exploser de rire.

— Et toi, avec Patrice ? Ça fait des semaines que tu ne m’en as pas parlé.

Sophie regarde vers le soleil et ferme les yeux. Elle répond d’une traite :

— Il passe ses vacances avec sa femme et je crois que je ferais bien d’arrêter de croire à ses promesses. Finalement, notre couple, c’est du vent. Pour moi, il est un espoir alors que, pour lui, je ne suis qu’une maîtresse de plus.

Je ne sais pas si c’est de la sueur ou une larme qu’elle a au coin de l’œil. Je lui demande :

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

Sophie me regarde.

— Essayer d’être libre.

Elle soupire et reprend :

— Belle tentative de diversion, mais ce n’est pas à mon tour de raconter. Mon histoire finit alors que la tienne commence. Tu sais, Julie, j’ai eu plus de mecs que toi. Je vais te confier un secret que je n’ai jamais dit à personne et que j’ai même du mal à admettre moi-même. Toutes ces relations, toutes ces histoires ne m’ont rien appris. Elles m’ont juste coûté mes illusions et l’innocence avec laquelle on se lance toutes. Je t’aime beaucoup. Quand on s’est rencontrées, je te trouvais vieux jeu avec tes principes pendant que moi je m’envoyais tout ce qui passait. Le seul mec sérieux que je t’ai connu, c’est Didier, et je n’ai toujours pas compris comment une fille aussi futée que toi a pu se faire rouler à ce point par ce crétin. Mais tu y es allée en toute innocence. C’est peut-être ça le secret du bonheur. Aujourd’hui, je te vois parler de ce Ric comme je n’ai jamais été capable de parler d’un de mes mecs. Je ne sais pas grand-chose, mais j’ai au moins compris un truc sur cette terre. Le vrai miracle, ce n’est pas la vie. Elle est partout, grouillante. Le vrai miracle, Julie, c’est l’amour.

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