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Mardi, c’était la rentrée scolaire. À la boulangerie, on l’a sentie passer. Des cohortes de bambins avec des mamans. Il y en avait partout, dans la rue comme dans la boutique. À eux tous, ils ont dû engloutir deux tonnes de pains au lait, chouquettes, brioches et autres viennoiseries. Ça fait peur quand on y pense.

Allez les enfants, prenez vos cartables et vos gommes neuves. Finis les jeux dans la rue, finies les glaces. Il est temps de travailler et de vous faire des amis, avec qui, vingt ans plus tard, vous pourrez faire des trucs stupides comme organiser l’évacuation clandestine d’une voiture trop grosse pour passer par la porte…

Avec Mme Bergerot, on a trouvé notre façon de fonctionner. Je commence même à tenir la caisse de temps en temps. Je crois que les clients m’ont adoptée. M. Calant vient faire son numéro à heure fixe mais il ne m’énerve même plus. Ce type finira par récolter ce qu’il sème. Je ne crois pas que ce sera à cause d’une justice immanente ou d’un dieu vengeur qui viendrait lui faire payer sa méchanceté. Je pense simplement que chaque action entraîne une réaction et que cet abruti va finir par en déclencher une corsée.

Golla, le commercial de l’immeuble voisin, le vendeur de cuisines qui s’est reconverti dans l’humanitaire, est rentré de son séjour en Afrique. Il est bronzé, sa chaîne en or et sa gourmette se voient encore plus. Il s’est acheté une petite voiture rouge qu’il prend pour une Formule 1. J’ai beau être surprise qu’un type aussi frimeur et imbu de lui-même ait pu se mettre au service des autres, je dois dire qu’il remonte dans mon estime et que j’ai envie d’être gentille avec lui. Je n’ai pourtant jamais vu personne d’aussi fier de lui-même. Il semble convaincu que chacune de ses apparitions éclaire nos mornes existences et qu’il est un Graal pour toutes les filles et un modèle pour les garçons. En bon frimeur, il s’est arrangé pour que tout le monde sache la bonté dont il a fait preuve vis-à-vis de ces malheureux dans leurs villages perdus. Quelle image les Africains vont-ils avoir de nous après l’avoir rencontré ? Il attrape son pain de mie et sa salade chèvre-croûtons puis me fait un clin d’œil en sortant.

J’aime beaucoup la vie que je mène en ce moment. Je vois souvent Ric, je mets au point mon plan pour Xavier et je suis surprise que tout le monde me suive dans cette opération.

Sophie a accepté de faire le guet à l’angle du boulevard. Sonia a demandé à son ninja de venir nous aider, elle lui a présenté ça comme une mission d’honneur sacrée. J’ai convaincu Xavier de réquisitionner ses collègues pour démonter son mur de brique. Il a aussi récupéré des talkies-walkies à son travail. Ric supervisera le démontage des palissades. On aura aussi deux autres copines pour surveiller l’immeuble de Xavier et l’aile sud du jardin public. Tout à l’heure, j’ai reçu la confirmation que des amis de mes parents qui possèdent un terrain clos dans la zone pavillonnaire hébergeront XAV-1.

Cela fait maintenant quatorze fois que je chronomètre chaque étape et je crois vraiment que ça peut marcher. On passe à l’action samedi soir. Le premier week-end après la rentrée, il devrait y avoir moins de monde dehors dans la soirée. Les employés municipaux passent fermer les grilles à 23 h 30. J’ai même demandé à Xavier de s’assurer qu’il y avait du carburant dans son engin et qu’il démarrerait au quart de tour.

Le vendredi, à J — 1, en soirée, je passe voir les garçons qui sont en train de casser le mur de brique. Je traverse la cour en sifflotant pour ne pas attirer les soupçons. J’éprouve un délicieux frisson à comploter. Les portes de l’atelier sont fermées. En m’approchant, j’entends quelques chocs sourds, mais rien qui puisse donner l’alerte. Je frappe selon le code convenu. C’est Xavier qui a voulu qu’on ait un code. Il la prend très au sérieux, cette opération. Finalement, il a son blindé et on est son commando. Ce dont il a toujours rêvé.

Ric m’ouvre. Il est en débardeur et tient un burin. Il referme si vite derrière moi que je me prends la porte. Je m’attends presque à ce qu’il me demande si je n’ai pas été suivie. Ces garçons, quels grands enfants…

Dans le garage, c’est le chantier. Xavier a protégé sa voiture avec la bâche. Sur le sol, des couvertures de déménagement étouffent le bruit de la chute des briques. C’est Jean-Michel, le mec de Sonia, qui manie la masse, puis Xavier et un collègue récupèrent les briques.

Ric commente :

— C’est pas de la tarte.

Jean-Michel porte une tenue de combat noire comme dans les films de kung-fu. Il souffle avant de frapper et j’ai l’impression qu’il salue les briques qui tombent. Il est mignon aussi, celui-là…

Je demande :

— Vous êtes dans les temps ?

Xavier vérifie sa montre.

— On aura fini d’ici quatre heures. C’est un peu long parce que je veux récupérer les briques pour remonter le mur ensuite. Ric, c’est à toi de prendre le relais.

Jean-Michel tend la masse à Ric, qui s’empare du manche. Il est plus fin que son complice ninja mais il y va de bon cœur. Ses coups sont précis. Je le trouve beau dans l’effort. Pour un peu, j’en oublierais presque la mission de l’agent JT.

J’aime bien l’ambiance, les baladeuses qui projettent leur lumière crue, les chocs comme un métronome, Xavier qui peaufine le travail au burin pour dégager les briques. On se croirait dans un film de guerre dans lequel les héros doivent s’échapper d’une forteresse ennemie en creusant un tunnel.

Dix minutes après, c’est au tour du collègue de Xavier de s’y coller. Ric reprend son souffle. Il a de la poussière de ciment plein les cheveux. Il s’approche. Ses épaules luisent, ses bras semblent encore plus puissants. Vous allez penser que je passe mon temps à le trouver beau, mais c’est vrai. Je vous promets, si un jour je le trouve moche, je vous le dirai.

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