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Je ne sais pas s’il existe des gens qui aiment travailler dans une banque, mais moi je déteste. Pour moi, les banques symbolisent la faillite de nos civilisations. Les clients et le personnel sont tous aussi malheureux d’y venir, mais personne n’a le choix.

Chaque matin, en arrivant à l’agence, nous devons vérifier l’état des automates bancaires et, si quelque chose ne va pas, le signaler aux équipes de maintenance. Si ce n’est qu’un problème de nettoyage, on est obligés de s’en charger nous-mêmes. Vous vous rendez compte ? Ils installent des guichets automatiques partout pour nous virer et, en plus, on doit en prendre soin. C’est comme si vous deviez nourrir, brosser les dents et pomponner le parasite extraterrestre qui finira par vous bouffer. Ce matin, il n’y avait rien sauf un autocollant pour un groupe de rap. Et soudain, je me suis imaginée tombant sur un autocollant des Music Storm annonçant leurs tournées minables. Là, pas besoin de me contraindre pour que je fasse le ménage. J’y mets le feu direct.

Pour entrer dans l’agence avant l’heure d’ouverture, on doit passer par le sas. Chaque fois que je me retrouve enfermée dans la boîte en verre, je flippe à l’idée que cette andouille de Géraldine se trompe de bouton et qu’au lieu d’ouvrir la porte intérieure elle me balance la dose de gaz tranquillisant qui attend son heure dans le plafond. Je m’imagine très bien suffoquant comme un poisson dans son sac de fête foraine crevé, en faisant des grands gestes. Quelle serait ma dernière pensée ? J’ai beau me dire que je serais capable de sortir un truc sage et historique, je crois quand même que ce serait : « Quelle naze, cette Géraldine ! » Elle ne serait jamais devenue adjointe si elle n’avait pas des jambes inversement proportionnelles à la longueur de ses jupes.

Ce jour-là, j’ai survécu au sas et la porte s’est ouverte.

— Bonjour Julie. Mais, dis donc, tu boites ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— J’ai glissé dans ma douche.

— Tu faisais encore des folies de ton corps !

Je n’ai pas répondu. Pauvre Géraldine. C’est sûr qu’avec son physique de rêve, elle ne doit pas pouvoir prendre de douche sans faire des folies de son corps. Même en descendant les poubelles, elle doit faire des folies de son corps. Je crois qu’au fond elle n’est pas méchante ; d’ailleurs, je l’aime bien. Mais quand on voit une jeune femme magnifique changer de mec comme elle veut et en plus réussir sa carrière, on est bien contente de pouvoir se dire qu’elle est gourde parce qu’on est un peu jalouse.

J’allais prendre mon poste derrière le guichet quand M. Mortagne a passé la tête hors de son bureau.

— Mademoiselle Tournelle, vous voulez bien venir me voir, s’il vous plaît ?

Mortagne, c’est le patron de l’agence. Un coq qui règne sur ses poules. Une purge. Parfois, j’ai l’impression qu’il est vraiment convaincu de ce que disent les prospectus qu’on donne aux clients. Son costume, on dirait une panoplie. Il faut que notre monde ait salement dérapé pour que ce genre de type puisse avoir des responsabilités.

— Asseyez-vous, Julie.

Il se pose dans son fauteuil comme un Airbus avec deux réacteurs en panne. Il plisse les yeux pour déchiffrer son écran. On est mardi matin, le premier jour de notre semaine, et il va me mettre la pression avec les « objectifs ».

— C’est bien vous qui gérez le compte de Mme Benzema ?

« Évidemment, pignouf, c’est écrit sur sa fiche client. »

— Oui monsieur, c’est bien moi.

— La semaine dernière, elle était à deux doigts de signer son assurance auto et habitation avec nous. Elle voulait aussi ouvrir un compte d’épargne pour sa fille. Et puis, tout à coup, plus rien. Vous l’avez reçue en rendez-vous, n’est-ce pas ?

— Oui monsieur, jeudi dernier.

— Alors pourquoi ne lui avez-vous pas fait signer les papiers ?

— Elle m’a demandé conseil…

— Tant mieux, c’est très positif. On est là pour conseiller.

— Elle était prête à prendre tout ça parce que vous lui avez accordé une facilité de caisse en échange.

— C’est vrai. Avec elle, j’ai conclu un accord gagnant-gagnant. C’est aussi notre métier.

Non mais, regardez-le avec son air de vainqueur, sa petite cravate et son gel dans les cheveux. Pauvre abruti. Aucune moralité, aucun bon sens. Si j’étais un mec, j’adorerais me lever et uriner sur son bureau, comme ça, juste pour lui montrer par un moyen simple et primaire à quel point je le méprise. En fait, je ne suis pas certaine que les femmes soient foncièrement plus élégantes que les hommes. Le vrai problème, c’est qu’elles sont plus limitées lorsqu’il s’agit de faire pipi partout.

— Vous m’avez entendu, mademoiselle Tournelle ?

— Bien sûr, monsieur.

— Alors expliquez-moi.

— Je n’ai pas eu le cœur de lui forcer la main. J’aurais eu l’impression d’abuser de sa confiance…

— Mais vous vous croyez où ? On n’est pas chez les Petits Frères des pauvres ! Dans ce monde, il n’existe qu’une seule règle : manger ou être mangé. Alors, quand il s’agit de faire signer un honnête contrat à des clients que l’on a la gentillesse d’aider par ailleurs, je ne vois pas en quoi il s’agit de leur forcer la main ! Il faut que vous compreniez la philosophie de ce métier, sinon vous passerez votre vie à l’accueil.

Il ressemblait à un pitbull avec un doctorat d’escroquerie. Puis soudain, son rictus de haine s’est effacé et il a dégainé un sourire comme quand on s’électrocute. Sur un ton radouci, il a ajouté :

— Bon, je ne m’acharne pas. Vous avez l’air assez fragilisée comme ça avec votre patte folle. Je laisse passer pour cette fois, mais le prochain coup je serai obligé de vous coller un malus.

Je me suis levée et je suis sortie. N’oubliez jamais cette vérité absolue : ce qu’il y a de pire dans ce monde, ce ne sont pas les épreuves, ce sont les injustices.

Malgré ce début de journée assez calamiteux, je n’ai pas déprimé une seconde. Je ne pensais qu’à une chose : ce soir, j’allais monter la garde près de ma porte pour surveiller par l’œilleton. Dans quelques heures, enfin, j’allais découvrir à quoi ressemblait ce mystérieux Ricardo Patatras.

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