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La pluie tombe depuis des heures. Voilà bien longtemps que ce n’était pas arrivé. Personne n’a vu venir l’automne mais, ce matin, il est bien là. La rue paraît plus sombre, les voitures passent en projetant des éclaboussures, les gens ont ressorti les parapluies et pressent le pas.

La baisse des températures et la taille des gouttes d’eau alimentent la plupart des conversations. Mme Bergerot a sorti tout un nouveau stock de phrases adaptées. Moi, je suis sur le qui-vive parce que mes parents doivent passer dans la journée pour admirer leur fille au travail. Ils veulent aussi savoir quand je pourrai prendre des vacances — ils sont impatients de nous recevoir, Ric et moi. Je redoute un peu leur visite parce que en général, quand ils sont avec moi devant des gens, ils se croient obligés de me parler comme si j’avais encore six ans… Vu le temps qu’il fait, ma mère va sûrement essayer de me mettre un bonnet et des moufles. Il va falloir gérer…

En fin de matinée, la boutique est remplie. Les gens se serrent pour que personne n’attende sur le trottoir sous l’averse. M. Calant fait son entrée. Les gouttes de pluie brillent sur ses cheveux gras. Il semble heureux. Je suis tentée de dire que c’est sa nature de gastéropode visqueux — de « gastérisqueux » comme dirait Nicolas — qui le pousse à se réjouir de la météo, mais je pense en fait que c’est son âme moisie qui se satisfait de l’air renfrogné de ses congénères. Huit personnes devant lui. Il râle :

— Faudrait une deuxième caisse ou des vendeuses qui connaissent leur boulot…

Indifférence générale. Je ne cille même pas, je m’affaire. La petite dame qui se fait servir a le malheur de dire que l’humidité lui provoque des douleurs. L’autre débris en profite pour caser une de ses phrases définitives sur « les choses qui n’ont que l’importance qu’on leur donne ». Attends d’avoir une fracture du bassin et on te la resservira. Chacun prend sur soi, dans quelques minutes il sera parti. Si on y réfléchit bien, ce genre de type est paradoxalement une bénédiction : grâce à lui, on ne s’habitue plus à la gentillesse des gens, on ne considère jamais leur humanité comme un bienfait acquis. Après lui, tout le monde a l’air plus sympa. On apprécie chaque seconde de vie où il ne figure pas. J’imagine son existence : brouillé avec sa famille, à couteaux tirés avec ses voisins. Même son chat doit lui pisser dans ses chaussons. Tout le monde espère qu’un jour il recevra ce qu’il mérite. Personne ne s’attendait à ce que ce soit maintenant, ni grâce à une petite mamie tout emmitouflée dans son imperméable s’appuyant d’une main tremblante sur son parapluie à fleurs.

À son tour, elle s’est avancée jusqu’au comptoir. Elle a salué Mme Bergerot et m’a adressé un petit salut. En général, elle vient tous les deux jours. Le mois dernier, elle s’est fait opérer de la cataracte et c’est fou ce que son regard a changé. On dirait qu’elle redécouvre le monde.

— Je vais vous prendre une demi-baguette et, si vous en avez, j’aurais bien pris un pain viennois.

L’autre crétin s’en mêle :

— J’espère bien qu’ils en ont, sinon ce n’est pas une boulangerie !

Il est tout seul à rire. La mamie lève les yeux au ciel. Le bougre insiste :

— Quand on voit comment les bonnes femmes se débrouillent, on comprend mieux pourquoi Dieu est un homme…

Quelque chose se fige sur le visage de la petite dame. Elle pose sa demi-baguette sur le comptoir, contourne la cliente qui la séparait de Calant et le bombarde de son regard tout neuf. Chacun retient son souffle. Elle va sûrement lui jeter ses quatre vérités au visage. Soudain, elle brandit son parapluie et l’abat sur lui de toutes ses forces en hurlant :

— Mais tu vas la fermer, espèce d’idiot !

Et la voilà qui s’acharne sur lui et le frappe à répétition, façon forgeron. Tout le monde est stupéfait mais personne n’intervient. J’en vois même beaucoup avec une expression qui frise la franche satisfaction. Oubliez les super-héros avec leurs costumes moulants et leur cape qui flotte au vent. Oubliez les musculeux qui surgissent de l’azur pour rétablir la justice et sauver le monde. Aujourd’hui, tout change. La main du destin, la vengeance divine, c’est une petite mamie, et elle brandit la plus redoutable des armes : un parapluie à fleurs.

Bombardé de coups, Calant se protège le visage en poussant des petits cris de rongeur ridicules, mais il est tellement déstabilisé qu’il tombe assis sur ses fesses. La petite dame se penche au-dessus de lui :

— Voilà des années que vous empoisonnez la vie de ce quartier. Vous manquez de respect aux femmes, vous faites peur aux enfants. Vous êtes un sale type !

Elle lui en recolle trois bons coups avant d’ajouter :

— Et puisque vous aimez les petites citations, laissez-moi vous en apprendre. Pythagore a dit : « Souvent ma parole m’a fait perdre quelque chose. Toujours mon silence m’a fait gagner quelque chose. » Alors tais-toi !

— Mais madame…

— Ferme-la, je te dis ! Et n’oublie jamais que Platon a déclaré : « Chaque jour, sois gentil parce que tous ceux que tu croises livrent une rude bataille. »

Applaudissements à tout rompre. Calant s’est enfui à quatre pattes avant de disparaître dans la rue. Contrairement à tout à l’heure, le parapluie de la mamie est tout tordu et elle-même se tient bien droite. Chacun la félicite. Mme Bergerot lui a fait cadeau de son pain viennois et de gâteaux. Julien et Denis lui ont fait la bise. Je vais lui offrir un nouveau parapluie. Je sais ce que ma grand-mère aurait dit : « Tant qu’il y a mamie, il y a de l’espoir. »

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