Dans douze jours, la veille de l’inauguration, Ric va voler le contenu de la vitrine 17 du musée Debreuil. Certainement les plus belles pierres de la collection. Comment voulez-vous que je vive normalement en sachant cela ?
À la boulangerie, je suis une pile électrique. Tout me fait sursauter. Hier, j’ai poussé un hurlement digne d’un film d’horreur parce que j’ai cru qu’un malade m’agressait avec un couteau géant alors qu’il ne s’agissait que de Nicolas qui apportait des baguettes en faisant le clown.
— Tu fais trop « flouille », m’a-t-il déclaré.
Ça doit vouloir dire que je fais flipper et que je fiche la trouille. Il est préférable que M. Calant ne vienne plus parce que je lui aurais réglé son compte moi-même. Même Sophie s’est rendu compte de mon état, mais je ne lui ai rien dit.
— Cette histoire te monte à la tête, m’a-t-elle déclaré. Tu ne vas pas pouvoir tenir avec cette pression.
« Au pire, dans douze jours, soit il est au cachot, soit il est en fuite. »
Je crains que Ric ne renonce à me proposer de partir avec lui. Il est sûrement convaincu que je suis trop sage pour accepter une vie de cavale. Il doit se dire que je ne lâcherai jamais ma petite existence bien confortable pour partager sa fuite. A-t-il raison de penser cela ?
Que serais-je vraiment prête à faire pour lui ? Au-delà des discours, des rêves de bonheur, des révoltes menées avec le ventre plein, de quoi serais-je vraiment capable ? La différence se joue là. Je redoute la réponse. J’ai peur que Ric ne soit au-dessus de mes moyens.
Pourtant, je n’ai plus aucun doute sur la valeur qu’il a pour moi. Ce n’est pas un joli garçon dont je me suis entichée parce que je me sentais seule. Non. Je ne l’attendais pas, je ne cherchais ni flirt ni même l’idée d’une liaison d’aucune sorte. Quelque chose s’est produit en moi, à cause de lui. Le résultat me dépasse, me tient, me fait vivre et peut aussi me détruire.
S’il croit que je ne suis pas capable de le suivre dans sa fuite, je dois le faire changer d’avis. Il faut que je lui passe le message, subtilement, efficacement — tout moi. Il pourra alors me proposer de partir avec lui. Promis, je n’emporterai pas grand-chose comme bagages : deux culottes, un épluche-légumes et Toufoufou. Il n’y a pas une seconde à perdre.
Ric n’est pas complètement remis de son espèce de grippe. Je vois bien qu’il se démène pour se remettre sur pied mais son corps ne suit pas. Je suis de plus en plus convaincue que ce mal résulte de l’angoisse qui l’empoisonne à mesure que l’échéance de son cambriolage approche. S’il le supporte si difficilement, pour quelle raison le fait-il ? S’il n’en a pas le cran, pourquoi s’acharne-t-il avec un tel soin à planifier ce vol ? Il a peut-être, quelque part, une femme retenue en otage dont il doit payer la rançon, ou dix-huit enfants illégitimes qui meurent de faim et à qui, touché par la grâce un soir d’orage, il veut enfin offrir une vie meilleure. À moins qu’il n’ait une liaison très secrète avec Jade qui veut s’acheter les mêmes seins que Léna. Toujours est-il qu’affaibli par sa maladie, Ric ne sort quasiment pas de son appartement.
Prétextant lui changer les idées, je lui ai proposé de venir dîner chez moi ce soir. Il a tout de suite accepté. Je crois pouvoir officiellement annoncer sans aucune vantardise qu’en ce moment il recherche ma compagnie. Trompettes, coups de canon, lâchers de colombes. Merci de ne pas libérer les volatiles avant les tirs de canon parce que ça serait un carnage.
J’ai rapporté des salades de la boulangerie et un gâteau léger pour que ça lui rappelle notre premier dîner. Instruite par l’expérience, j’ai vérifié mon propre ballon d’eau chaude et j’ai débranché tout ce qui n’était pas absolument nécessaire au bon déroulement de la soirée, téléphone compris. Rien ne doit pouvoir venir troubler notre tête-à-tête. Nous avons à parler, je dois impérativement lui poser les questions qui me torturent et il ne devra pas repartir sans y avoir répondu. Notre avenir en dépend, surtout le mien.
Il a fait l’effort de se raser et de mettre une jolie chemise. Lorsqu’il est entré, il s’est arrêté pour regarder partout autour de lui.
— J’ai l’impression que ça fait une éternité que je n’étais pas venu ici.
« Il ne tient qu’à toi d’avoir la clé. »
Il reprend :
— Je n’ai même pas eu le temps de démonter le disque dur de ton ordinateur. Tu ne m’en veux pas ?
— Ce n’est pas bien grave, tu as autre chose à faire.
« Comme piquer des plans ou prévoir par quelle bouche d’aération tu vas infiltrer le musée Debreuil… »
Il s’apprête à m’aider à dresser la table mais je l’oblige à s’asseoir :
— Tu tiens à peine debout. Laisse-moi faire.
« Tu as l’air tellement crevé que je suis prête à te proposer de te faire la courte échelle pour ton casse. Je porterai tes sacs… »
Il demande des nouvelles de mes parents, de Xavier et des autres. Il enchaîne avec une analyse de ma situation à la boulangerie. Il a un don pour me faire parler, ce qui lui évite d’avoir à se dévoiler. Je ne suis même pas certaine que cette stratégie soit consciente. Je crois qu’il agit ainsi avec tout le monde, tout le temps, depuis toujours. Il se protège. Je voudrais pouvoir lui offrir autre chose.
Avec le peu qu’il mange, le repas ne dure pas bien longtemps. Ses yeux brillent de plus en plus mais c’est à cause de la fièvre. Jusque-là, il s’est toujours arrangé pour que notre conversation ne s’aventure pas sur des terrains trop proches de lui. À ce stade du dîner, je dois pourtant passer à l’offensive :
— Ta maladie ne t’a pas trop pénalisé au niveau du travail ?
— Rien de catastrophique. J’ai simplement décalé les rendez-vous.
— Pas d’urgence ?
— Non, j’ai eu de la chance.
— Tu vas prendre des vacances d’ici la fin de l’année ?
— Je n’en sais encore rien. Et toi ?
« Bien joué, mais je ne vais pas tomber dans le panneau. »
— Non. Quelques jours par-ci par-là.
Je repars à l’attaque :
— Tu vas aller voir ta famille pour les fêtes ?
— Il reste encore deux mois, j’ai le temps de décider. Et toi, tu as eu du neuf pour l’appartement de Mme Roudan ?
« Coriace, l’animal. »
— Le dossier est entre les mains du notaire. Elle m’a fait un beau cadeau.
Les aiguilles de la pendule tournent. Je dois lui parler avant que le loup ne rentre dans sa tanière. Il a sans doute déjà noté que je ne laisse plus vagabonder nos propos à sa guise. Je le regarde bien en face :
— Ric, si tu as des problèmes, tu sais que tu peux m’en parler.
Il a un rire nerveux. Point sensible.
— Mon seul souci pour le moment, c’est cette satanée grippe et tu m’aides déjà beaucoup.
— Je ne parle pas de ça.
Je n’arrive pas à soutenir son regard. Je baisse les yeux :
— J’ignore si tu le sais, mais tu es très important pour moi.
— Merci Julie, tu l’es aussi.
— Je ne veux pas que quelque chose t’arrive…
— Rassure-toi, il ne va rien m’arriver.
— Parce que si tu avais quoi que ce soit, même de difficile à dire, rappelle-toi que je suis prête à l’entendre…
Il me fixe étrangement. Dans son attitude, quelque chose se tend. Je le connais. Il est en train de se fermer. Sa bouche se rétracte au point de n’être plus qu’un trait. J’ai peur mais je ne dois pas reculer.
— Ric, il nous arrive à tous de faire des bêtises ou de se fixer des buts impossibles…
Son regard se durcit.
— Julie, qu’est-ce que tu essaies de me dire ?
Sa voix est froide.
— Mon but est de t’aider, Ric, rien de plus.
— C’est très gentil et j’apprécie vraiment tout ce que tu fais pour moi, mais je t’assure que tout va bien.
— Je voudrais qu’il n’y ait aucun secret entre nous. J’aimerais vraiment que tu aies assez confiance en moi pour me dire tout ce qui te préoccupe.
Il tourne la tête. Son visage fuit. Lorsqu’il me regarde à nouveau, ce n’est plus le Ric que je connais. C’est un étranger qui fusille l’intruse qui cherche à forcer son intimité.
Faut-il que j’insiste ? Dois-je rester sur l’insupportable malaise qui s’est installé entre nous ? Il doit se douter que je sais quelque chose. Il a sans doute peur. Il faut que je le rassure mais je n’en ai ni la force, ni la méthode. Je suis au bord des larmes. Tout ce que je trouve à faire, c’est lui tendre la main. Il ne la saisit pas.
— Ric, je ne veux pas te perdre. Tout ce que je souhaite, c’est vivre près de toi et peu importe la vie que tu nous choisiras. Je ne cherche pas à te raisonner, je ne tenterai jamais de t’entraver mais je t’en supplie, confie-moi ce qui va jusqu’à te rendre malade.
Il se contient mais je sens bien qu’à l’intérieur il bout. Ce n’est pas du tout la réaction que j’espérais mais il est trop tard. Il fait tournoyer sa fourchette nerveusement, comme une arme qu’il s’apprêterait à lancer. Il réfléchit une dernière fois avant la charge. Soudain il me fixe et se lève :
— Julie, je t’aime beaucoup mais je vais y aller. Je crois qu’il est préférable de ne pas nous voir pendant quelque temps. Je t’appellerai. Merci pour le dîner.
Il quitte mon appartement. Le claquement de la porte me fait l’effet d’un coup de fusil en plein cœur.
Nous sommes le 19 octobre, il est 21 h 23 et je suis morte.