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Mes parents sont arrivés trois jours avant mon anniversaire. Ils reviennent toujours dans la région à cette époque, un peu pour revoir leurs amis restés dans le coin, surtout pour être avec moi au moins une fois par an. Le temps passe vite. En bons retraités, ils ont des emplois du temps de ministres et moi j’ai ma vie. Maman dit que l’on se verra certainement plus lorsque j’aurai des enfants. Elle a sans doute raison.

Pendant leur séjour, ils logent chez les Focelli, d’anciens voisins. J’allais à l’école avec leur fils, Tony, mais on n’a jamais été très proches. Déjà, dans le bac à sable, il se prenait trop au sérieux. Il braillait à qui voulait l’entendre que ses châteaux étaient les plus beaux. Il a conservé cette attitude en grandissant, il prétendait faire les meilleures rédacs et avait les vêtements les plus à la mode. Il a épousé la plus belle fille et je suis certaine que lorsqu’ils ont divorcé, au lieu d’être simplement malheureux et d’essayer de changer, il a crié partout qu’il avait le meilleur avocat. Un autre dieu vivant. Pourtant, ses parents ne sont pas comme ça et je me suis toujours bien entendue avec eux.

Papa et maman ont absolument voulu nous inviter, Ric et moi, au restaurant. Quand je pense à la façon dont ils ont insisté, j’ai l’impression qu’ils sont plus heureux de le rencontrer que de me revoir. Ils seront bien déçus lorsqu’ils verront les gros titres des journaux : « TON FUTUR GENDRE EST EN CABANE » ; « EXCLUSIF : LE PÈRE POTENTIEL DE CEUX POUR QUI VOUS ALLEZ CREUSER UNE PISCINE EST UN DANGEREUX CRIMINEL ! »

N’allez pas croire que je suis réfractaire à l’idée de présenter Ric à mes parents. Je me demande simplement qui je leur présente.

Ric était très enthousiaste lui aussi à l’idée de les rencontrer. Prise en étau entre deux élans aussi puissants, je me retrouve coincée à l’Auberge du cheval blanc, une institution de la région, le visage illuminé par le bougeoir posé au milieu de notre petite table ronde. Ric s’est habillé comme pour le mariage, et moi j’ai mis des chaussures plates afin de pouvoir m’enfuir en courant au cas où la situation déraperait.

Mes parents ont l’air en forme. Maman porte ses bijoux — ils sont moins gros que ceux de Mme Debreuil mais quand même. J’espère que Ric ne va pas essayer de les voler. Maman n’arrête pas de parler, elle a un avis sur tout. La couleur de la nappe, le serveur qui devrait se tenir droit, les gâteaux apéritifs cassés qui auraient dû être retirés de la coupelle. Elle trouve toujours quelque chose à commenter. Papa me regarde. Je crois qu’il se dit que sa petite fille a bien grandi. Chaque fois que l’on se voit, il se débrouille toujours pour partager un moment seul avec moi. J’ai toujours aimé cela. Dans ses yeux, j’ai l’impression de rajeunir. Sans cesse il refait notre parcours, de l’âge où je tenais dans les paumes de ses mains à celui où il a découvert une jeune femme. Je crois qu’il ne verra toujours que son bébé.

J’ai bien vu que maman avait passé Ric en revue de la tête aux pieds. Il est dans ses petits souliers, poli, pesant ses mots. Et moi je tremble d’entendre aborder tous les sujets sensibles. Qui va sauter dans le plat le premier ? Papa ne dira rien mais ses regards sont bien assez éloquents. Le pire, c’est lorsqu’il se tait et qu’avec l’ongle de son index, il tapote le pied de son verre. Si vous pouviez jeter un œil sous la table, vous découvririez qu’il tapote exactement en rythme avec son pied droit. Du côté de maman, ce ne sont pas les silences que je redoute, il n’y en a jamais. À cette minute précise, je suis donc un peu comme le lapin qui bondit joyeusement au milieu d’un champ de mines au risque de se faire exploser le pompon. Dans l’ambiance feutrée de ce resto suranné, avec le CD de soupe jazzy qui passe en fond et les homards qui bougent lentement sur les rochers de l’aquarium en attendant d’être dévorés, je me sens comme une funambule entre deux camps qui ne vont pas tarder à faire du tir à balles réelles.

— Alors dites-moi, Ric — vous permettez que je vous appelle Ric ? — , l’informatique, ça marche ?

— Parfois même, ça explose… Vous savez, madame Tournelle, moins ça marche et plus j’ai de travail.

— Appelez-moi Élodie, ce sera plus sympathique.

Papa observe Ric. Il n’a pas l’air de lui déplaire. Je trouve toujours amusant le moment où le jeune mâle rencontre le plus ancien. Ils se jaugent, se reniflent. Sans doute se demandent-ils s’ils auraient pu devenir amis sans l’écart d’âge. J’ai parfois observé ce rite de passage. Le prétendant rencontre le père de la belle. Se déroule alors un examen secret, une épreuve non dite, dont nous les filles sommes toujours l’enjeu. Des millénaires de civilisation pour avoir l’impression de se retrouver au fond d’une grotte préhistorique devant des hommes qui vous négocient comme à la foire. Ne pourrions-nous pas décider par nous-mêmes sans avoir besoin que d’autres se mettent d’accord à notre place ? Est-ce que les hommes se sentent responsables de nous ou est-ce qu’ils nous considèrent comme leur propriété ? Mon père est-il en train d’essayer de juger s’il peut confier la sécurité de sa petite fille à cet individu ou Ric est-il en train de tenter de marquer son territoire auprès de cet homme installé ? Et moi, qu’est-ce que je peux faire ? C’est ma vie, après tout.

Papa lui parle d’abord de travail, avec quelques sous-entendus sur les revenus qui permettraient de faire vivre une famille. Ric répond parfaitement. Il a 10 sur 10 aux trois premières questions de l’examen. Je me dis que, si la conversation se maintient au stade de l’échange courtois autour de valeurs universelles, je vais peut-être m’en sortir sans trop de dégâts. Mais heureusement, maman est là :

— Alors, comme ça, vous aimez bien notre petite Julie ?

« À balles réelles, je vous disais. Je pense que, d’ici trois minutes, elle va lui demander s’il a des pratiques sexuelles déviantes avec le même naturel détaché. »

Ric ne bronche pas. Son charmant sourire ne vacille même pas :

— Le mieux serait de lui demander à elle…

« Dégonflé, lâcheur, espèce de traître ! Tu me refiles la patate chaude. Je m’en fous, j’ai mes chaussures plates et l’issue de secours n’est pas loin. »

Dire que je ne bronche pas serait un mensonge. Je pense qu’en moins d’une demi-seconde ma paupière gauche a tremblé convulsivement, ma main s’est crispée sur la nappe parme, ma jambe gauche a mis un grand coup de talon dans le tibia de ma jambe droite et, si j’avais eu de la nourriture dans la bouche, mon père aurait été complètement moucheté. Splendide maîtrise, Julie.

Les trois ont les yeux braqués sur moi. D’ailleurs, j’ai l’impression que tout le restaurant a les yeux braqués sur moi, même les homards.

J’aurais dû sortir une boutade légère, une petite phrase passe-partout. Mais tout ce que j’ai réussi à produire comme son, c’est un rire nerveux qui tient plus de l’étouffement porcin que de l’éclat cristallin d’un léger rire féminin.

Papa me sauve.

— Élodie, laisse-les tranquilles. Ce sont leurs affaires.

« Merci papa. Heureusement que tu es là. »

— Et pourquoi ne pourrais-je pas demander ? C’est naturel qu’une mère veuille savoir. N’est-ce pas, Ric ?

« Bien fait pour toi. Cette patate-là, tu ne pourras pas me la rebalancer. Débrouille-toi, mon bonhomme. »

Ric baisse les yeux. Il joue avec sa fourchette. Je suis mal à l’aise pour lui. Soudain, il relève la tête et fixe ma mère :

— Je n’ai pas la réponse à votre question, madame. Mais je sais que je n’ai jamais tenu à aucune jeune femme autant qu’à votre fille.

Ce coup-ci, mes deux yeux ont cligné et je me suis auto-cassé le tibia. J’ai failli tomber de ma chaise et je crois qu’en plus, j’ai bavé.

Je regarde Ric. Il est serein. Même s’il cache des choses, il n’y a aucun doute possible : ce qu’il vient de dire est vrai. J’en ai la chair de poule. Mon père me regarde. Il est visiblement satisfait du petit mâle. Ma mère vient de tomber sous le charme, d’une hauteur de cinq étages. Ric est face à notre famille. Il est simple, sincère, fragile. Je ne l’ai pourtant jamais vu aussi fort. Il a osé pour moi, devant moi. Les deux hommes de ma vie prennent des risques, l’un pour me protéger, l’autre pour me tendre la main. Quel plus beau cadeau pour une femme ? Je suis une princesse et mon père est un roi. Ric est mon chevalier et j’habite un château de deux pièces assiégé par des coquilles Saint-Jacques. La vie est magnifique.

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