Une des plus grandes qualités de Xavier, c’est de toujours tenir ses promesses. Cette fois, il n’a pas fait exception à la règle. Il m’avait dit qu’il me ferait une belle porte de boîte aux lettres et il n’a pas menti. On peut même aller jusqu’à dire qu’il s’est déchaîné…
En pénétrant dans mon immeuble, j’avais la tête farcie de mes questions sur Ric et sur mon orientation professionnelle. Pourtant, dès que je suis entrée dans le hall, j’ai tout de suite remarqué ma nouvelle porte. Xavier s’est surpassé. Je me demande s’il n’a pas pris modèle sur une portière de sa limousine blindée. En fait, non, je sais : pour ma boîte aux lettres, il a fait une réplique exacte de la porte du coffre-fort du capitaine Nemo dans le Nautilus. Je m’approche, mi-fascinée, mi-terrifiée. Un beau cerclage de cuivre, des gros rivets, du métal épais, une jolie patine. Tout est parfaitement ajusté, poli. Je pense que cette œuvre d’art pèse deux tonnes et qu’elle va provoquer la chute de tout le panneau des boîtes. À côté des autres portes en tôle peinte, la mienne ressemble à celle de la cellule de l’homme au masque de fer.
Je vais devoir remercier Xavier parce qu’il a fait un boulot incroyable. Personne ne parviendra jamais à me piquer mes prospectus. L’argent de la banque serait plus en sécurité derrière cette porte-là qu’à l’agence. Mais quand même, j’aurais bien voulu quelque chose de plus simple, de plus sobre…
C’est bien fait pour toi, Julie. Cette porte est ta croix. Si tu n’avais pas tripatouillé la boîte de Ric, rien de tout cela ne serait arrivé. Ta punition sera donc la suivante : tous tes voisins te prendront pour une malade rien qu’en regardant cette infamie métallique et, dans quatre ans au plus, affaiblie par l’âge, tu n’auras même plus la force de l’ouvrir…
Il y a un petit mot qui dépasse du rabat de la fente. Je tire dessus en me méfiant de ne pas me faire manger la main. « Si tu veux revoir ton courrier, viens chercher la clé, je suis à l’atelier. Xavier. »
Dans la rue, devant son immeuble, une famille rentre tout juste de vacances. Les parents vident la voiture pendant que les enfants jouent déjà au ballon dans la cour. J’évite leur balle de justesse en poussant un petit cri, ce qui les fait bien rire.
L’énorme voiture de Xavier est sortie devant son garage, entourée d’outils qui jonchent le sol. La tôle rayonne, elle doit être brûlante avec le soleil qu’il a fait aujourd’hui. Intérieurement, je répète déjà ce que je vais lui dire. « C’est la plus belle porte que j’aie jamais vue ! » C’est trop. Il va falloir trouver autre chose. J’aperçois les pieds de Xavier qui dépassent de sous son engin. Surprise : il y a une autre paire de pieds juste à côté et je crois même que ça rigole. Je marque un temps. Je reconnais bien les vieilles tennis de Xav, mais à qui sont les deux autres jambes ? Un instant, je me dis qu’il s’est peut-être enfin trouvé une copine, et que, comble de bonheur, c’est aussi une fana de mécanique. Mais les poils contredisent l’hypothèse, à moins qu’elle ne s’épile plus parce qu’elle passe tout son temps à s’occuper de son camion. Misère, je crois que je deviens comme Géraldine, je me fais des films. Elle m’a sûrement passé son virus quand elle m’a prise dans ses bras.
Sous la voiture, ça rigole encore. Les voix me parviennent étouffées. Des voix d’hommes. Ça parle jargon mécanique :
— Bloque le longeron pendant que je passe l’axe.
— OK, mets la clavette.
Si je reste là sans rien dire, je vais passer une heure à voir bouger des pieds, alors j’ose me manifester.
— Xavier ?
Violent bruit de choc. Je pronostique une tête contre du métal.
— Julie ? C’est toi ? Ne bouge pas, j’arrive.
Xavier se tortille pour s’extraire. Il rigole. Ce n’est pas lui qui s’est cogné. L’autre corps ne bouge pas et gémit. Xavier secoue la limaille de ses vêtements et me demande, hilare :
— Tu viens chercher ta clé pour le courrier ?
Je n’arrive pas à détacher les yeux des autres jambes, dont le propriétaire commence à s’extirper à son tour. Xavier ajoute :
— Alors, tu la trouves comment ta porte ?
Son acolyte apparaît enfin. C’est Ric. Je murmure :
— Magnifique…
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Je dis que ta porte est magnifique. Solide, large d’épaules, bien bâtie, jamais rien vu d’équivalent.
Xavier se frotte les mains.
— Je mérite bien un petit bisou, dit-il en me tendant sa joue.
Je l’embrasse. Ric se relève en se frictionnant la tête. Xavier pouffe de rire.
— Quand il a entendu ta voix, il s’est redressé comme un ressort ! Tu lui fais de l’effet !
Les deux rigolent comme des gamins de maternelle. C’en est gênant. Un jour, il faudra que quelqu’un m’explique pourquoi les mecs s’entendent aussi vite et aussi bien. À les voir côte à côte, on dirait qu’ils sont copains d’enfance, qu’ils ont fait trois guerres ensemble en se sauvant la vie à tour de rôle. Et ces deux spécimens ne constituent pas un cas isolé. Vous mettez deux garçons dans la même pièce, sur un même chantier, ou n’importe où d’ailleurs, et en trois minutes ils se tutoient, en cinq ils rigolent en faisant des sous-entendus qu’ils ont l’air de tous comprendre et, une heure après, leurs mères jureraient qu’ils sont frères. Comment est-ce possible et pourquoi ce n’est pas la même chose chez nous, les filles ?
Ils sont là devant moi. Xavier envoie même un coup de poing dans l’épaule de Ric qui lui fait des peintures de guerre sur le front avec la graisse qu’il a sur les doigts. Si je ne connaissais pas aussi bien Xavier, je croirais qu’il est ivre, mais non. Je ne sais pas ce qui est le pire : qu’il se comporte ainsi à jeun ou qu’il soit alcoolique. J’essaie de rationaliser le débat :
— Vous travaillez ensemble maintenant ?
— Ric voulait me demander un truc et je me débattais avec une pièce trop longue que je dois assembler par le châssis. Alors il m’a proposé un coup de main.
« Ric avait un truc à te demander ? Xavier, au nom de notre amitié, je te conjure de me dire ce que c’est. L’information sera versée au dossier et, méfie-toi, ce type est peut-être un tueur en série. »
Xavier va jusqu’à son établi et revient avec deux clés attachées par un fil de fer.
— Voilà pour toi, dit-il.
Je saisis les clés et je l’embrasse à nouveau :
— Merci beaucoup. J’aimerais bien te dédommager pour ton temps et les matériaux…
— Hors de question. C’est un cadeau.
— Merci d’avoir fait aussi vite. En plus, c’est du solide !
— Alors là, Julie, je te promets que personne ne pourra te la forcer. D’ailleurs, évite de te coincer la main dedans parce que, pour te dégager, il faudrait plus de matériel que la dernière fois…
Et les voilà repartis à rire, en se payant ma tête en plus. Tant de complicité, tant de camaraderie, ça donne envie d’en gifler un. Lequel je tarte ? Mon copain d’enfance ou le beau gosse qui me rend dingue ? Vous ne perdez rien pour attendre, mes cocos…