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Je dois vraiment faire pitié parce que tout le monde est gentil avec moi à la boulangerie. Ma situation vis-à-vis de Ric me ronge. Le décalage entre ce que nous vivons en apparence et ce que je sais est trop grand. J’ai honte, mais le deuil de Mme Roudan me permet d’avoir l’air défaite sans que personne ne me pose de question.

Je n’arrive plus à me réjouir de rien, je ne pense qu’à son projet de cambriolage et à l’ouverture du musée Debreuil qui approche. Plus que deux semaines. Fera-t-il son coup juste avant ? Fuira-t-il juste après ? Me proposera-t-il de partir avec lui ? En attendant, il se comporte comme si de rien n’était et moi je psychote à mort.

Voir défiler les clients me change les idées. Pourtant, chacune des rencontres, chacune des conversations, si anodine soit-elle, est passée au prisme de mon doute. J’ai remarqué une chose en observant les toutes jeunes filles qui viennent acheter leurs salades pour le déjeuner. Elles ne parlent déjà plus des garçons ou d’amour comme nous le faisions à leur âge. Je les écoute. Elles se rassurent, elles se la racontent. Par-dessus tout, elles espèrent. Je les trouve touchantes. Chaque génération a ses codes, ses mots, son jargon. Suivant notre âge, on a flashé, vibré, fantasmé, kiffé, ou je ne sais quoi encore, sur les mecs. Pourtant, quelles que soient les époques, certains mots n’ont jamais changé, certains termes ne subissent pas l’influence des modes. Adorer, espérer, souffrir, attendre et pleurer. Personne, pas même ces jeunes filles insouciantes, n’ose jouer avec la vérité profonde de notre destin.

Ric devait passer ce matin mais il n’est pas venu. Je ne l’ai pas vu partir non plus. C’est déjà l’heure de fermer pour la pause de midi. Je raccompagne une dernière cliente et verrouille la porte du magasin. Lorsque je baisse le store, Mohamed me salue. Je lui réponds. C’est bon de savoir qu’il n’est pas loin. Nous échangeons quelques mots chaque matin quand j’arrive et chaque soir quand la boulangerie ferme. La pluie l’oblige à bâcher ses étalages. Souvent, je me demande ce qu’est sa vie en dehors des heures d’ouverture de son magasin. Avec les horaires qu’il fait, il ne doit pas rester grand-chose.

Dans l’après-midi, je me suis inquiétée pour Ric. Il n’est plus dans ses habitudes de me laisser sans nouvelles aussi longtemps. Je l’appelle sur son portable :

— Ric ?

— Bonjour Julie.

— T’es où ? Je ne reconnais même pas ta voix.

— Je suis malade à crever…

Il s’exclame :

— La vache, il est déjà 3 heures… Je comate depuis hier soir. J’ai dû attraper froid.

Il tousse, s’étouffe à moitié. Je ne l’ai jamais entendu dans cet état.

— Tu te soignes ?

— Du café, de l’aspirine.

— Je vais passer à la pharmacie et j’arrive.

— Te complique pas. Ça ira mieux demain.

— Tu as de la température ?

— Si tu espères que je me mette un thermomètre…

— Est-ce que tu as le front chaud ?

— Plutôt glacé, et en sueur.

— Repose-toi, j’arrive avec ce qu’il faut vers 20 heures.

— D’accord.

Il n’a pas essayé de m’empêcher de venir, il a dit « D’accord ». Ma grand-mère avait coutume de dire que les hommes malades sont comme les loups blessés. Ils ne se laissent approcher que par ceux en qui ils ont une confiance absolue. Mon moral remonte un peu parce que ce soir j’ai rendez-vous avec un loup.

J’ai dévalisé la pharmacie au point que M. Blanchard m’a dit que je pourrais rapporter ce qui ne me servirait pas. La première fois que je frappe chez Ric, il ne répond pas. Je tape plus fort et je finis par entendre une voix étouffée qui me dit d’entrer. La porte est ouverte.

Je le trouve dans son lit, tout pâle, la couette remontée jusqu’aux narines.

— Je ne veux pas te refiler ma crève.

— Depuis quand tu es dans cet état-là ?

— Je me suis mis à trembler hier soir. C’est quoi, ce gros sac de médicaments ? Je te préviens, je ne veux pas entendre parler de suppositoires.

Je m’assois sur le bord de son lit.

— Puis-je au moins poser ma main sur ton front ?

Il accepte d’un hochement de tête.

Au contact de ma paume sur sa peau, il ferme les yeux, comme une bête blessée qui trouve un peu de réconfort. Il est brûlant.

— Est-ce que tu sens tes ganglions à la gorge ?

— J’en sais rien.

— Tu permets ?

Il baisse la couette. Je crois qu’il est torse nu. Je le palpe sous le menton, à la gorge. Sa barbe naissante me gratte le bout des doigts. Elle pousse plus vite avec la fièvre. J’adore cette sensation.

— Alors ?

« On ferait mieux d’appeler un médecin mais je préfère que tu souffres un peu et que ce soit moi toute seule qui te soigne… »

— Je vais te préparer un mélange maison et tu vas prendre du sirop. Tu as dû attraper un bon coup de froid. Évidemment, tu cours toujours en tee-shirt quel que soit le temps.

Il sourit :

— Julie, j’ai déjà une maman et on n’est pas encore mariés, alors tes commentaires de maîtresse d’école…

Qu’est-ce qu’il a dit ? « Maîtresse » ? « Mariés » ? Ses yeux brillent. Je vais perdre mes moyens. Voilà des semaines qu’il ne m’avait pas fait cet effet-là. Tout à coup, je ne le vois plus comme un cambrioleur, je ne me méfie plus du tout de lui et de ce qu’il prépare, je le ressens comme au premier jour. Il faut que je me lève, sinon je vais me jeter sur lui pour l’obliger à me filer ses microbes par la bouche.

— J’imagine que tu n’as rien mangé ?

— Figure-toi que j’ai hésité entre une choucroute supplément saucisse et un triple cheese avec de la mayo, mais finalement, rien que d’en parler, j’ai envie de vomir.

— Tu ne dois pas rester l’estomac vide. Bien que malade, ton organisme a quand même besoin d’un peu de nourriture. Je vais te préparer un bon bouillon.

« Ça y est ! C’est l’horreur ! Tout juste vingt-neuf ans et je parle comme ma mère ! C’est foutu, l’abominable outrage du temps a commencé ses ravages ! Un jour je lui dirai de mettre ses chaussons et il m’appellera “maman” devant nos enfants… »

Je me dirige vers la cuisine :

— Tu n’as sûrement rien pour préparer un repas léger dans ton frigo ?

— Un bouillon de pizza avec des nuggets et du pâté, ça marche ?

Je me permets d’ouvrir son réfrigérateur. C’est génial. J’ai l’impression d’être chez moi, chez nous. Sur la table de la cuisine, je remarque les fameux dossiers répartis en deux piles. Aucune inscription, rien qui puisse laisser présager de ce qu’ils contiennent.

Ric grommelle :

— Je déteste être malade.

« Quel scoop ! Un mec qui déteste être malade ! Si on en trouve un qui accepte de se soigner sans faire d’histoires, sans mimer une agonie digne d’un torturé sous l’Inquisition, ça vaudra le coup de faire un documentaire. »

Ric rejette sa couette. Il est bien torse nu. Peut-être même nu. Il bougonne encore :

— J’ai chaud, j’ai froid, j’en peux plus. Si on ouvrait la fenêtre ?

— T’as raison, un bon courant d’air et tu peux espérer la pneumonie.

— Je baigne dans mon jus depuis hier soir. Je me sentirais mieux si je prenais une douche.

Je crois qu’il est décidé à se lever. Je suis affreusement gênée. Je vais retourner à mon appart chercher ce qu’il faut pour lui faire un bouillon. Je ne veux pas le voir à poil, pas dans ces circonstances-là. C’est quand même dingue les mecs. Ils montrent plus facilement leurs fesses que leur cœur.

— Je descends chercher des légumes chez moi.

— Tu reviens ?

À son ton, il a l’air d’en avoir vraiment envie.

— Je suis là d’ici dix minutes. Ça te laisse le temps de prendre ta douche si ça te tente.

— OK. Je laisse ouvert.


En vrai, il me faut moins de trois minutes pour arriver chez moi, ramasser les légumes, deux-trois ingrédients et remonter. Mais je vais lui laisser le temps. C’est moche, mais je suis tellement contente qu’il soit malade… Je suis avec lui, comme si on faisait notre vie ensemble, comme s’il n’y avait rien d’autre que notre relation. Il a besoin de moi, je le soigne, rien ni personne entre nous. Un idéal de vie. Ce doit être ça le bonheur : un mec malade à crever et une fille qui sait faire la soupe.

Lorsque je remonte, j’entre directement.

— Ric ?

Aucune réponse. L’eau ne coule pas dans la salle de bains. J’avance jusqu’à sa chambre. Il est assoupi. Je m’approche sur la pointe des pieds. Il dort profondément. Je m’assieds sur le bord de son lit. Je le regarde et j’ose lui caresser le front. Mes doigts se faufilent dans ses cheveux. Je ne l’avais jamais observé quand il a les yeux fermés. Les gens qui dorment ont toujours quelque chose d’émouvant. Ils sont vulnérables. Comme partis ailleurs, ils vous confient en quelque sorte leur corps.

Ric dort tellement bien que je pourrais me blottir contre lui sans qu’il s’en rende compte. Mais je n’ose pas. Je ne me plains pas pour autant. Enfin je peux étudier la forme de son épaule et de son bras. Enfin je peux regarder les courbes de son visage, sa mâchoire, ses lèvres. Ses longs cils et ses paupières protègent le regard qui renaîtra tout à l’heure. Je le caresse encore, et je me plais à croire que bien qu’endormi comme une marmotte, il est d’accord.

Ric, tu me fais assez confiance pour entrer chez toi. Tu t’en remets à moi pour te soigner. Tu me permets de te toucher, comme jamais auparavant. Pourquoi ne me confies-tu pas ton secret ? Pourquoi es-tu tombé malade ? Est-ce ce projet insensé qui t’affaiblit ? Je sais que tu ne parleras pas. Je voudrais que cet instant dure toujours, je ne demande rien d’autre à la vie que de ressentir ce que j’éprouve pour toi en ce moment.

Malgré moi, l’image des dossiers sur la table de la cuisine s’impose à mon esprit. Ric n’avouera jamais rien, mais j’ai peut-être une chance de savoir quand même. Je tourne la tête et les aperçois. Est-ce que je dois suivre mes doigts qui se perdent dans ses cheveux ou mon instinct qui m’ordonne de saisir cette occasion unique ? Dans ma tête, l’avocat et le procureur en sont cette fois venus aux mains. C’est la grosse baston ! Le procureur menace mais l’avocat lui a tiré la langue. Ça l’a énervé et il a sauté par-dessus son pupitre pour aller lui en coller une. Ils se poursuivent en s’étranglant avec leurs petites écharpes en fourrure. C’est pathétique. J’ordonne une suspension de séance.

J’abandonne Ric. Je tire la porte de sa chambre pour qu’il ne me surprenne pas. Mes mains tremblent. Lequel ouvrir en premier ? Je prends un dossier au hasard. Il contient des factures. Le second renferme quelques fiches d’interventions informatiques. Si c’est son vrai travail, ça n’a pas dû lui prendre bien longtemps. Le suivant contient des photos — la résidence des Debreuil, une magnifique bâtisse aux multiples toits imbriqués, les ateliers, ce qui semble être les différentes entrées du domaine. D’autres clichés montrent un digicode sans doute pris au téléobjectif sur lequel un doigt appuie sur une touche. Avec la série, on reconstitue le code. Il y a aussi des photos aériennes. Je parcours les documents avec fébrilité. Comment a-t-il obtenu tout ça ? Le quatrième dossier est rouge, plus épais. Je fais glisser les élastiques des rabats. J’ai un pressentiment. Au-dessus, la photocopie d’un calendrier avec la date du 31 octobre signalée par une croix. Il y a aussi des plans, ceux de la bâtisse, ceux d’une usine et de différents ateliers. Certains sont marqués d’itinéraires tracés en bleu. Je tombe tout à coup sur quelque chose d’encore plus accablant : la copie d’un plan légendé : « Salle principale du musée ». J’ai du mal à m’y retrouver mais on y distingue le positionnement des vitrines. La numéro 17 est énergiquement entourée en rouge.

J’entends du bruit dans la chambre de Ric. Je referme tout en catastrophe.

— Julie ?

— J’arrive !

Il s’est redressé sur son lit. Il est décoiffé autant à cause de mes caresses que de l’oreiller. Il s’étire.

— J’ai dormi longtemps ?

« Trop ou pas assez, selon que l’on se situe de ton point de vue ou du mien. »

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