La dernière fois que j’ai fait la sieste, j’avais sept ans et ma mère m’avait obligée. Ça m’avait mise dans une telle rage que je lui avais fait la tête pendant trois jours, un record. Elle n’a plus jamais essayé. Je déteste la sieste. J’envie parfois ceux qui réussissent à prendre le temps d’en faire une, mais pour moi, c’est perdre un peu du temps que la vie nous offre. Pourtant, ce dimanche après-midi, lorsque je me suis posée dans mon fauteuil pour « réfléchir », je me suis écroulée. Ce voyage au bout de la ville et de mes souvenirs m’avait vraiment chamboulée. C’est l’appel de ma mère qui m’a réveillée vers 17 heures.
— Ça va, ma chérie ?
— Tout va bien. Tu ne vas pas le croire, je m’étais assoupie.
— Toi ? Tu manges assez, au moins ?
— Évidemment, maman, ne t’en fais pas. Et vous, comment ça va ?
— Les Stevenson sont repartis ce matin, ils t’embrassent. Ton père rôde dans le jardin. Comme chaque été, il claironne qu’il va faire construire une piscine. Il dit que ça te fera venir plus souvent… et que ça servira aux petits-enfants.
« Sortez les gros sabots : voici la 1 798e allusion à la descendance que mes parents attendent impatiemment. Au rythme où vont les choses, papa a le temps de creuser sa piscine à la petite cuillère, et même si les chats sont plus rapides à faire des bébés, ils n’aiment pas l’eau… »
On a papoté cinq minutes. Même si on ne se dit rien de révolutionnaire, ce coup de fil du dimanche après-midi est une coutume à laquelle je suis attachée. Cet appel-là était assez étrange parce que j’avais envie de parler de Ric à maman, mais j’ai trouvé que c’était prématuré. Par contre, la semaine prochaine, il sera grand temps.
Ce soir, je ne vais pas déprimer en me demandant ce qu’il fait parce que je pars dîner chez Sophie. C’est chez elle qu’a lieu le dîner du mois avec toutes les copines. On sera un peu moins nombreuses que d’habitude parce que beaucoup sont en vacances, mais ce n’est pas plus mal. Les voyageuses nous raconteront leurs périples en septembre, en nous obligeant à regarder leurs photos. Je me demande si je vais leur parler de Ric.
Sophie habite à deux rues de chez moi, dans un appartement neuf qui donne sur le carrefour de la République, en plein centre-ville. Ce soir, c’est à moi d’apporter le dessert, ce sera des glaces. J’aime bien Sophie. On se connaît depuis plus de sept ans. Nous avons commencé nos études supérieures ensemble. On s’est tout de suite bien entendues. En y réfléchissant, c’est souvent par l’humour que nous nous rejoignons elle et moi. Ce sont généralement les mêmes travers de la vie ou les mêmes aberrations qui nous font rire. Côté mecs, elle est beaucoup plus aventureuse que moi, mais nous n’en parlons vraiment que lorsque l’une des deux souffre. On a assez à faire avec nos consœurs… On s’est un peu perdues de vue lorsque je vivais avec Didier parce qu’elle lui en voulait beaucoup de m’avoir fait arrêter mes études et qu’elle le lui disait. Sophie, elle a toujours eu le don de voir juste dans la vie des autres et de se faire avoir dans la sienne. Sa copine, Jade, c’est un peu le même genre. Je ne la connais qu’à travers ces dîners, mais je sais qu’elle a toujours des problèmes avec ses mecs. Si elle en a, c’est un drame, et si elle n’en a pas, c’est une catastrophe. Elle cherche le prince charmant alors, forcément, elle est toujours déçue.
— Salut ma belle !
Ce n’est pas Sophie qui a ouvert. C’est Florence. J’ai vraiment du mal avec elle. Elle prend les autres pour des abrutis et ça se voit. Elle commence toujours ses phrases par « Moi je » et elle ne manque jamais de te glisser un petit « Pas étonnant que ça ne marche pas si tu t’y prends comme ça ».
— Bonjour Florence.
— T’as acheté tes glaces à la supérette ? T’aurais dû les prendre au MaxiMag, ça t’aurait coûté 10 % moins cher.
« J’aurais dû les piquer, ç’aurait été gratuit. »
Je lui tends le sac.
— Mets-les au congélateur, s’il te plaît.
Sophie sort de sa chambre et vient nous rejoindre dans le salon.
— J’étais en train de consoler Jade, me glisse-t-elle. Elle est complètement déprimée.
Pourquoi Sophie est-elle hilare ?
— C’est fini avec Jean-Christophe ?
— Non, lui, c’est déjà terminé depuis deux semaines. Celui-là s’appelle Florian et porte le dossard numéro 163.
Je sens qu’elle va exploser de rire. Je l’entraîne à l’écart dans sa minuscule cuisine.
— Comment peux-tu rire de son malheur ?
— Elle a encore parlé de se suicider…
Sophie a du mal à se contenir, le fou rire n’est pas loin. La simple mention de la tentative de suicide de Jade m’arrache un petit rire nerveux. C’est nul de se moquer, mais quand même.
— Se suicider… comme la dernière fois ?
— Oui, mais elle va sûrement doubler la dose !
À présent, Sophie ne contrôle plus les larmes qui lui montent aux yeux pendant qu’elle sourit à belles dents. Soudain, elle éclate de rire pour de bon. Il faut vous dire que, la dernière fois que Jade a essayé de se tuer, elle a avalé dix gélules d’ultra-levure. Tout juste de quoi avoir des gaz pendant deux heures. C’est ce qui s’appelle vouloir en finir… Le pire, c’est qu’elle a appelé SOS Médecins. Heureusement que c’est une femme qui a débarqué, sinon elle serait instantanément tombée amoureuse de son sauveur. Elle est comme ça, Jade. Bien sûr, elle n’est pas morte, mais elle a eu les cheveux bien brillants et des ongles solides pendant un mois.
Sophie se réfugie devant l’évier en faisant semblant de s’affairer pour laisser passer le fou rire. Je me penche vers elle :
— Tu imagines, si elle essaie de se pendre avec du papier toilette…
On est toutes les deux secouées par l’hilarité devant le robinet. La voix de Jade qui geint au loin nous parvient.
— Et toi, comment ça va ? demande Sophie en s’essuyant les yeux.
— Ça a pété à la banque, j’en ai vraiment marre.
— Reprends tes études, tu étais douée.
— Là, je ne me sens pas…
Sophie capte quelque chose dans mon regard. Je tourne la tête, rouge comme une pivoine.
— Julie…
Florence fait irruption. C’est bien la première fois que je suis contente de la voir.
— Alors, mes chéries, qu’est-ce qu’on se boit ?
« Si elle m’appelle encore une seule fois ma chérie ou ma belle, je lui dis ce que je pense de sa coiffure et de son chemisier à faire crever un caméléon. »
On repasse au salon. Sonia vient d’arriver. Elle est tout excitée parce qu’elle a trouvé le mec de ses rêves. Elle se dépêche de nous raconter. Il s’appelle Jean-Michel. Il est gentil, il a un bon job, il veut cinq enfants comme elle. Juste un bémol : il est un peu bizarre parce qu’il se prend pour un ninja. À part ça, tout est parfait.
— Comment ça, il se prend pour un ninja ? demande Florence.
— Il collectionne les livres, les sabres, tout ce qu’il peut trouver. Il s’est même fabriqué des mizu gumo, des chaussures flottantes munies de sacs gonflés qui permettent de se tenir debout sur l’eau pour espionner. Dans l’appart, il se balade en costume traditionnel avec sa cagoule et il pousse des petits cris. Il a accroché des cibles un peu partout et il jette des shurikens dessus sans prévenir…
— Des quoi ?
— Des shurikens, des étoiles en métal aux branches tranchantes comme des rasoirs…
— Et c’est pas dangereux ?
— Il dit qu’il va s’améliorer. Pour le moment, c’est vrai qu’il vise souvent à côté… Il a crevé la penderie et les papiers du salon sont lacérés. Il a aussi éventré une poupée dans ma chambre.
— Sérieux ? s’étonne Sophie.
— Grave. Faut juste que je fasse gaffe quand ça le prend. Mais sinon, il est cool. Sauf la semaine dernière. Il avait le moral à zéro parce que, pour marquer son passage au grade mental supérieur, il a voulu se faire tatouer un grand symbole ninja sur le dos et les épaules. Mais le tatoueur lui a dit que ça ne se verrait pas.
J’ose un « pourquoi ? ».
— Parce qu’il est black.
Il faut vraiment que j’arrête avec ces questions. Sophie s’enfuit dans la cuisine. Je reste seule face à Sonia, imaginant son étonnant Jean-Michel, le ninja black, et essayant de me contenir.
Pour changer de sujet, je demande des nouvelles de Sarah, notre obsédée des pompiers. Celle-là aussi elle est spéciale. Elle ne jure que par les soldats du feu. Elle a épuisé toutes les casernes de la région et elle a même agrandi son terrain de chasse. Elle s’organise des week-ends dans d’autres villes, ou même ailleurs en Europe, pour aller draguer les cibles de tous ses fantasmes. Déjà au lycée, elle déclenchait de fausses alertes à l’incendie pour voir arriver les gros camions rouges remplis d’hommes en uniforme prêts à la prendre dans leurs bras ou à lui faire du bouche-à-bouche. Quand je vous dis qu’on a des cas… L’été, on ne la voit pas souvent, Sarah, parce qu’elle parcourt le pays pour profiter un maximum des bals des pompiers. Et à Noël, au moment des calendriers, elle est sur les dents. Elle n’arrête pas. Elle peut rappliquer chez vous à l’improviste, juste pour ne pas louper la tournée des sapeurs qui sonnent aux portes. Elle se renseigne sur leur parcours, elle économise. Oui, elle économise, parce que rien qu’en décembre dernier, elle en a acheté cinquante-trois, des calendriers…
Jade sort de la chambre et s’assoit à côté de moi, la mine défaite. Je l’embrasse :
— Sophie m’a tout raconté. Tiens bon. Tu dois être courageuse.
Les yeux éperdus de reconnaissance, elle s’agrippe à moi, en pleurs. Pendant ce temps, cette andouille de Sophie, en embuscade dans la cuisine, me la mime en train d’avaler ses gélules. J’ai un petit rire nerveux et Jade croit que je pleure avec elle. Elle va être gratinée, la soirée… Je l’imagine d’avance. Pourtant, vous vous souvenez peut-être de ce que je vous ai dit : on pense connaître les choses, et soudain un détail surgit et tout change. Ça m’est encore arrivé ce soir-là, et c’était bien plus qu’un détail.
On était à l’apéro, un petit muscat de Beaumes-de-Venise frais et sucré que je savourais en regardant par la fenêtre. Le carrefour s’étendait sous mes yeux. Je m’attardais sur les ombres joliment étirées par la chaude lumière de cette fin de journée. Tout à coup, une silhouette qui courait a attiré mon regard. Ric. J’ai d’abord cru que j’hallucinais et que mon obsession pour lui me jouait des tours, mais non, c’était bien lui ! Son pantacourt, sa foulée. Aucun doute.
Il remonte le grand boulevard, exactement comme ce matin. Il n’a pas eu son compte ? Et pourquoi porte-t-il un sac à dos ? Qu’y a-t-il dedans ? Où va-t-il ?
À cet instant, ma raison me hurle de me calmer, mais mon instinct crie encore plus fort que quelque chose de louche se trame.
— Julie, tu m’as entendue ?
Florence m’a parlé. Je n’arrive pas à détacher mes yeux de la silhouette de Ric. Sophie me pose la main sur le bras :
— Ça va ?
— Je sais pas.
— Comment ça, tu sais pas ? Tu en fais une tête, on dirait que tu as vu un fantôme ! Ce n’est pas…
« Non, si c’était Didier, j’aurais simplement ouvert la fenêtre pour lui balancer Florence dessus. »
Sophie regarde dehors. Elle passe en revue les dizaines de badauds, mais elle ne remarque pas le petit point qui s’éloigne en courant.