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« Ici repose Julie Tournelle, morte de honte il y a une heure. » Voilà ce qui aurait été marqué sur ma tombe, avec à côté des petites plaques en marbre déposées par mes proches : « Je vais vendre moins de croissants » — sa boulangère. « Ça t’apprendra à toucher aux affaires des gens que tu connais pas » — Géraldine. « Vous avez fait un mauvais placement avec votre main » — signé Mortagne avec le logo de la banque.

Je ne suis pas restée longtemps toute seule accrochée à la boîte aux lettres, mais ça m’a semblé durer une éternité. En attendant, j’ai essayé de choisir quelle attitude adopter pour être la plus digne possible à son retour. Je n’ai rien trouvé de satisfaisant. M. Patatras est revenu avec Xavier et une pince à découper la tôle. À eux deux, ils ont bousillé sa porte de boîte et m’ont libérée. Xavier s’est inquiété, mais lorsqu’il a vu que j’allais survivre et que j’étais entre de bonnes mains, il est reparti souder ses ferrailles. M. Patatras m’a emmenée à la pharmacie un peu plus bas, et M. Blanchard, le patron, m’a soignée. Mon sauveur a été d’une discrétion absolue, expliquant simplement que je m’étais blessée dans une porte. En revenant, il me soutenait par mon bras valide, comme une grand-mère.

— Mais vous boitez, aussi…

« C’est l’autre soir, je suis tombée à poil comme une andouille quand je courais pour voir ta tronche dans l’escalier. »

— Ce n’est rien, une mauvaise chute.

Quand on est entrés dans l’immeuble, j’ai eu un réflexe de recul en voyant les boîtes aux lettres. Maintenant, je sais ce que ressentent les anciens du Vietnam en revoyant des cages en bambou. La petite porte en tôle gisait sur le sol, déchiquetée comme si on avait posé une bombe. Il l’a ramassée d’un geste élégant en disant :

— Je ne vais pas vous laisser comme ça, venez chez moi.

Je n’osais tellement pas y croire que j’ai cru qu’il parlait à sa petite porte. Pourquoi il la vouvoie ? Elle est à lui, quand même.


Et c’est ainsi que je me retrouve assise à sa table, au milieu des cartons. J’essaie de le regarder sans qu’il s’en aperçoive. Je trouve Mme Bergerot sévère lorsqu’elle prétend qu’il a un petit charme. Il est carrément à tomber, oui ! Des yeux noisette, deux, une mâchoire de mec, un vrai sourire, des cheveux bruns courts mais pas trop. Et il doit faire du sport. Pas de la gonflette, du sport. Et moi, quelle tête je dois avoir ? Un cochon d’Inde qui a pris la foudre et qui le dévisage béatement.

— Je suis désolé, déclare-t-il, la cafetière est quelque part dans une de ces caisses. Je n’ai que de l’instantané à vous proposer.

— Ce sera parfait.

Je déteste le café. Je n’aime pas l’odeur et c’est un désastre écologique. Je ne comprends pas comment ce jus a pu devenir un code social aussi universel. Comme quoi on peut faire accepter n’importe quoi aux gens si on insiste longtemps. Mais je ne vais pas lui dire ça. Je vais me taire et le boire.

Il a des gestes sereins. Il n’hésite pas. Tout est fait dans l’ordre, avec assurance, et cela se sent même lorsqu’il pose une tasse. Il se tourne et va vers l’évier. Il a des fesses magnifiques. L’angoisse m’envahit. Faites que ce ne soit pas un mauvais garçon…

— Vous jouez d’un instrument de musique ?

Par-dessus son épaule, il me jette un regard amusé :

— Pourquoi cette question ? Vous craignez pour la tranquillité de l’immeuble ?

— Non, simple curiosité.

— Je n’en joue pas. Et pour le calme de l’immeuble, n’ayez aucun souci, je suis quelqu’un de discret.

Pendant qu’il fait chauffer l’eau, je scrute tout ce qui traîne. Ses vêtements sont bien pliés. C’est la première fois que je vois un garçon ranger ses habits alors qu’il n’attendait aucune visite. Il est peut-être gay ? J’aperçois une truelle. Il est peut-être maçon ? Ça lui irait bien, un casque et une chemise à carreaux ouverte sur ses pectoraux. Sur une caisse, il y a un ordinateur portable ouvert. Il n’a pas perdu de temps pour se connecter. Il passe peut-être des heures à jouer en ligne ?

Il revient à la table et s’assoit en face de moi. Il verse l’eau chaude dans ma tasse et la fait glisser vers moi. Ça pue le café.

— Combien de sucres ?

« Trente-huit, pour ne plus sentir le goût écœurant. »

— Deux, merci.

— Comment vous sentez-vous ?

— Mieux. Je suis vraiment désolée pour votre…

— Aucune importance. Un jour, vous me direz comment vous vous êtes retrouvée ainsi.

— Je voulais récupérer ma lampe…

Il n’insiste pas. Il me regarde, posément.

— Vous habitez ici depuis longtemps ? demande-t-il.

— J’ai toujours vécu dans le quartier, mais je suis dans l’immeuble depuis presque cinq ans. Deuxième gauche.

— Dites donc, il est spécial, votre copain Xavier. Dans son garage, j’ai aperçu une sorte de grosse voiture bizarre. On dirait un vaisseau de science-fiction en cours de construction. Il fabrique cet engin lui-même ?

— Depuis qu’il est gamin, il est passionné par les véhicules blindés. On se connaît depuis la maternelle. Il aurait voulu s’engager dans l’armée mais il a été recalé aux tests. Un vrai drame pour lui. Alors il s’est mis en tête de s’en construire un.

— Tout seul ? Dans son garage ?

— Il y passe tout son temps libre. C’est quelqu’un de bien. Vous verrez, il y a des gens vraiment sympas dans le coin. Si vous avez besoin de savoir quoi que ce soit sur le quartier, un resto, une balade, n’importe quoi, vous n’avez qu’à me demander.

— C’est gentil. Je viens d’arriver et je ne connais pas la ville. Je teste petit à petit. Pour ce soir, j’ai acheté des crevettes à la diable chez le traiteur asiatique.

« Adieu Ricardo, je ne te reverrai jamais. Je suis bouleversée. »

J’avale mon café pour me donner une contenance. Il regarde sa montre.

— Mais je suis là à vous faire perdre votre temps, dis-je. Vous avez sûrement beaucoup à faire.

— Je gère. Personne ne m’attend. Par contre, chez vous…

— Personne ne m’attend non plus.

— Si j’avais su, j’aurais pris plus au chinois et je vous aurais invitée.

« Assassin ! »

— Vous en avez déjà assez fait pour moi aujourd’hui.

Il m’a raccompagnée. Sur le pas de son appart, on était comme deux empotés. Si j’avais été honnête, je lui aurais dit de ne pas toucher aux crevettes. Je n’ai pas osé. La honte me ronge encore. J’ai préféré qu’il soit malade comme un chien plutôt que de risquer d’être ridicule une deuxième fois. C’est moche.

— Au fait, s’exclame-t-il en retournant à sa table, n’oubliez pas votre lampe. Vous devez y tenir beaucoup pour avoir pris tous ces risques…

Je me demande si, à défaut d’un quelconque accent, il n’y a pas un soupçon d’ironie. J’ai souri bêtement — ça, je sais faire. J’ai pris ma lampe et nous nous sommes séparés. Il a refermé la porte. À sa place, je me serais directement collée à l’œilleton.

En descendant, j’étais dans un drôle d’état. Peut-être la douleur au poignet, sans doute la peur d’être passée pour la reine des quiches. Malgré tout, je me sentais étrangement bien. Troublée, en fait. Je ne crois pas que ce soit le café qui produise cet effet-là.

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