13

La matinée est passée super vite. D’habitude, le samedi est chargé, mais ce matin-là, sans doute à cause de l’ambiance estivale et de mon état, tout fut léger. Mortagne était absent « pour convenances personnelles » ; Géraldine tenait l’agence, radieuse. J’ai réussi à partir avec un quart d’heure d’avance et c’est d’un pas bondissant que je suis rentrée, prête à accomplir mon noir dessein.

En montant l’escalier, j’ai réajusté mon chemisier. J’ai respiré profondément, puis j’ai frappé chez Ric. Il y a eu du bruit et il a ouvert presque tout de suite.

— Bonjour, je suis désolée de vous déranger…

— … On a oublié de se donner nos portables.

— C’est vrai ! Mais je suis aussi passée voir si vous pourriez me rendre un petit service. Voilà, je suis très embêtée de vous demander ça, mais mon ordi est en panne et j’ai une présentation à rendre pour lundi. Est-ce que par hasard…

— Vous voulez que j’y jette un œil ? Pas de problème. Ça vous arrange maintenant ?

« Julie, tu devrais avoir honte d’abuser de la gentillesse de ce garçon. Le crime ne paie pas. Bien mal acquis ne profite jamais. Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle est pétée. »

— Je ne veux pas abuser.

— Aucun souci. J’attrape mes clés et j’arrive.

Il disparaît chez lui et revient aussitôt, son trousseau à la main. Je lui demande :

— Vous n’avez pas besoin d’outils ?

J’ai peur d’avoir gaffé. Comment pourrais-je savoir qu’il va devoir tout démonter ? L’agent JT s’est peut-être grillé…

— Avant d’éplucher la carte mère, on va déjà voir ce qui se passe… Souvent, ce n’est pas grand-chose.

« Compte là-dessus, mon gars… »

Ma porte ouverte, je l’invite à entrer pour la première fois. J’essaie d’avoir l’air le plus naturel possible. Tout l’enjeu consiste à adopter une attitude détachée. Pour être dans le rôle, je tente de me convaincre que ce niveau de rangement est tout à fait habituel dans mon logis. Mais je n’y arrive pas. Ça doit être ça, la sincérité…

— Où est la bête ?

— À droite, dans la chambre, sur le bureau.

« Je t’en supplie, Toufoufou, ne dis pas un mot ou mon plan serait fichu ! »

Ric va directement à l’ordi. Il n’a regardé rien d’autre. Il se tape complètement de mes quatre heures de ménage. C’est bien les mecs, ça. J’aurais pu écrire « Épouse-moi » en gros sur le mur de l’entrée et « Arrache-moi mes vêtements » sur celui de la chambre, il ne l’aurait même pas remarqué.

Il commence par vérifier la prise. Toujours ses gestes précis. Il s’assoit sans hésiter, comme s’il était chez lui, et appuie sur le bouton de démarrage. Je m’approche.

— Comment vous êtes-vous rendu compte qu’il était en panne ?

— Hier soir, je travaillais sur ma présentation et tout à coup, plus rien. Il n’a pas voulu redémarrer.

« Et l’Oscar de la meilleure mytho est attribué à Julie Tournelle ! La salle entière se lève, je remercie le public et je pleure devant le milliard de téléspectateurs qui suit la cérémonie en direct. »

Ric attend de voir si « l’unité centrale », comme il dit, réagit. Il est calme. Je m’approche encore. Je fais celle qui s’intéresse à l’écran noir, mais je ne songe qu’à mon menton qui est à deux doigts de frôler son épaule. Il sent bon.

— Il a effectivement un problème, lâche-t-il en tentant une combinaison de touches bizarre sur le clavier.

« Un peu qu’il a un problème. Qu’est-ce que je suis contente ! Je ne dirai plus jamais de mal des ordinateurs. C’est formidable l’informatique, même en rade, ça réunit les gens. Et ça va durer des heures. Je suis si heureuse que mon ordi soit cramé. »

Je sens la chaleur de sa joue qui irradie sur la mienne. Il ne se rend pas compte que j’ai quasiment la tête posée sur son épaule. C’est trop bien les mecs, ça ne remarque rien.

Il tente une autre combinaison de touches. On dirait un enfant de quatre ans qui essaie maladroitement de jouer du Chopin sur un piano trop grand pour lui. Le problème, c’est qu’il réussit à faire une note. L’ordinateur démarre. Je me relève brutalement, stupéfaite que l’engin puisse fonctionner après mon charcutage.

« Mais c’est impossible ! J’ai moi-même arraché un composant pas plus tard qu’hier soir ! Je n’arrive pas à y croire… »

Je suis scandalisée, mais je ne peux rien dire. Ric commence à pianoter sur le clavier.

— Finalement, ce n’est pas grave, dit-il. Je pense que vous avez dû avoir un micro court-circuit et qu’il a planté. Il a l’air d’installer tout à fait normalement. Ce sera réglé dans cinq minutes.

La colère me dévaste, je suis folle de rage à l’intérieur. Je vais mettre le feu à cet ordinateur. Quand on veut qu’il marche, il plante, et quand on veut qu’il plante, il marche. C’est insupportable ! Il y a dix mille machins dans cet appareil et j’ai bousillé le seul qui ne servait à rien.

Pendant que j’essaie de me contenir, Ric vérifie plein de logiciels. Il « fait tourner », comme il dit encore. Il a l’air content pour moi. Et je ne peux rien lui dire. Je dois sourire, avoir l’air soulagée, peut-être même sautiller de joie. Je n’ai même pas eu le temps de lui offrir un verre, même pas eu le temps de le regarder en train de me sauver. Un peu de chaleur, un parfum, c’est tout ce que j’aurai eu.

— Eh bien voilà, dit-il en se levant déjà. Tout est OK.

— Vous voulez boire quelque chose ?

— Non, désolé, je dois finir de préparer mes interventions aujourd’hui, sinon je n’aurai pas le temps d’aller courir demain.

— Vous courez ?

— Le plus souvent possible. Ça m’apaise. Ça me vide la tête et, en ce moment, j’en ai besoin.

« Julie, parfois, dans la vie, certaines occasions se présentent et il ne faut surtout pas les laisser passer. Lance-toi ! »

Je m’entends dire :

— Moi aussi je cours. Enfin, quand je ne boite pas !

— C’est vrai ? Quelle distance ?

— Je ne sais pas trop, en fait ce sont les paysages qui décident pour moi. Quand je trouve que ça devient moche, je rentre !

« Trop poétique la fille. Pauvre andouille. T’as qu’à lui raconter que t’as fait un jogging jusqu’en Suisse et que, puisque c’était joli, t’as continué jusqu’en Autriche en passant par le nord de l’Italie parce que c’est magnifique. »

Il sourit. Je le trouve beau. Je suis certaine que c’est à cause de son sourire que j’ai osé ajouter :

— Ça vous ennuie si je viens courir avec vous ?

Au moment même où je prononce ces paroles, je sais que je vais le payer cher, mais la raison n’a plus son mot à dire dans cette affaire. À partir de maintenant, cette histoire est une fable qui s’intitule : « Le beau gosse, la nouille et la malédiction pourrie ». La morale ne va pas tarder…

Il sourit davantage. L’idée n’a pas l’air de lui déplaire. Je suis folle de joie.

— Avec plaisir, répond-il. Là où je vivais avant, il m’arrivait aussi de courir avec un voisin. Mais vous êtes beaucoup plus jolie que lui ! D’habitude, je pars à 8 heures du matin. Il fait encore bon. Ça vous va ?

— Parfait.

— Je passe vous chercher à moins cinq ?

— Je serai prête.

Il rejoint l’entrée. Il va me quitter.

— Bon courage pour votre présentation.

Là, il hésite. Je crois que son élan serait de me faire la bise, mais il n’ose pas. Je sais ce que ferait un chat à sa place. Il ouvre la porte et sort. Il se retourne une dernière fois :

— Alors à demain matin ?

— À demain, et merci de m’avoir à nouveau sauvée.

— Ce n’est rien.

Un petit signe et il remonte chez lui. Je referme la porte. Je crois que je vais pleurer. Pour tellement de raisons.

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