28

On s’est quittés vers une heure du matin. On a parlé de tout, sauf de lui. Au moment de se dire au revoir, on s’est embrassés sans hésiter, sur la joue. J’ai failli passer mon bras autour de son cou mais j’ai réussi à me contrôler. Il a été parfait. Tout a été parfait. L’explosion, la fuite, ses regards, sa peau. Je suis redescendue sur la pointe des pieds avec ma robe trempée dans un sac plastique et ses vêtements sur moi.

Ça m’a fait drôle de revenir dans mon appartement, d’abord parce que ça puait toujours et ensuite parce qu’il n’était pas là. Je me suis couchée dans ses fringues, mais j’étais incapable de dormir. J’ai essayé d’imaginer comment ne pas lui rendre ses vêtements. Je pourrais orchestrer un cambriolage et dire qu’on me les a volés. Je pourrais prétendre qu’après les avoir lavés pour les lui rendre propres, je les avais mis à sécher à la fenêtre mais que des pies me les ont barbotés. Je perdais la boule. J’allais simplement faire la morte en attendant qu’il me les réclame par lettre recommandée.

J’ai dû m’endormir une heure avant que le réveil ne sonne. Autant vous dire que mon efficacité à l’agence a été toute relative. J’ai passé la matinée en apesanteur, entre le souvenir de Ric plongeant comme un agent des forces spéciales quand l’ordi a explosé et celui de Ric debout devant moi, sa chemise collée à ses pectoraux après le déluge. Ric, donc.

C’est bizarre, parce que ce matin, malgré ma tête à la fois défaite et béate, Géraldine ne m’a pas demandé si j’avais fait des folies de mon corps. Pourtant, ce coup-là, il y aurait eu de quoi raconter.

En rentrant de l’agence, je suis passée à la boulangerie. Mme Bergerot m’a prise à part.

— Tu as l’air fatiguée, ma Julie.

— Un problème de fuite dans l’immeuble hier soir.

— Tu sais, j’ai bien réfléchi et si tu pouvais commencer le mardi 22, ce serait bien.

— Dans une semaine ?

— J’espère que je ne te prends pas de court…

— Non, ça ira. Ne vous en faites pas.

« Il faut juste que je dorme un peu avant… »

Du coup, je termine à l’agence vendredi pour commencer comme boulangère le mardi suivant. Cette fois, pas le choix, il va falloir que je l’annonce à mes parents.

Vous allez sans doute me juger irresponsable mais lorsque je suis ressortie de la boutique, je ne pensais pas du tout à tout ce que j’avais à faire avant de changer de métier. Je me demandais uniquement comment faire pour voir Ric régulièrement. C’est fou ce qu’il me manquait. J’allais rentrer, même pas déjeuner, et je m’autoriserais une pause roulée dans ses vêtements.


Je suis presque devant ma porte lorsque j’entends une petite voix qui m’interpelle :

— Julie, c’est toi ?

L’appel vient des étages supérieurs. Je me penche au-dessus de la rampe et je tends le cou.

— Qui me parle ?

— C’est Mme Roudan. Est-ce que tu peux monter, s’il te plaît ?

Ma baguette à la main, je grimpe les deux étages. Je passe devant la porte de Ric. Est-il là ?

Mme Roudan m’attend sur le palier. Elle me paraît fatiguée.

— Je suis descendue chez toi tout à l’heure. Quelle bécasse, j’avais oublié que tu travaillais le samedi matin. Alors je t’ai attendue.

— Il fallait me laisser un mot ou me téléphoner…

— Cela m’aurait obligée à redescendre et, à mon âge, je m’économise. Quant au téléphone, je ne l’ai plus… Tu as une minute ?

— Bien sûr.

Elle me fait signe de la suivre chez elle. Je n’ai jamais visité autant d’appartements dans cet immeuble que depuis quelques jours. En entrant, j’accomplis un véritable saut dans le temps. Tout est vieux, patiné. Les peintures sont jaunies, écaillées. Impossible de savoir de quelle couleur elles étaient à l’origine. Une table en bois, une unique chaise. Sur l’évier de faïence blanche, une seule assiette au bord usé. Le frigo tout arrondi fait un bruit de diesel. Au-dessus, un vase vide. J’avais entendu dire que Mme Roudan était la plus ancienne habitante de l’immeuble, mais je ne pensais pas que ça datait d’aussi longtemps.

Elle fait glisser un vieux tabouret branlant et me propose la chaise. Je décline :

— On va faire l’inverse, si vous voulez bien.

Elle accepte sans se faire prier. Elle semble souffrir du dos. Pas étonnant, avec les poussettes surchargées qu’elle trimballe sans arrêt.

— Tu ne le sais peut-être pas, Julie, mais je te connais depuis longtemps. Plus jeune, je faisais un peu de repassage chez les voisins de tes parents. Je t’entendais rire dans ton jardin, avec tes amis…

— Vous ne me l’aviez jamais dit.

— Je parle peu. Mais j’ai été contente quand tu as emménagé ici.

C’est étrange, elle semble regarder ma baguette avec envie.

— Tu dois te demander pourquoi je t’ai fait monter.

— Effectivement.

— J’ai confiance en toi et, si tu acceptes, j’aimerais te demander un service. Il va falloir que je parte quelques jours.

— Un voyage ?

— Pas vraiment. Je dois aller à l’hôpital.

Je fronce les sourcils.

— Rien de grave ?

— En juin, le médecin m’a prescrit des analyses et elles n’étaient pas bonnes. Il m’a demandé d’en faire d’autres et ils m’ont trouvé un truc mauvais. La semaine dernière, je suis allée à l’hôpital faire un prélèvement et, hier, ils m’ont prévenue qu’il fallait que j’y retourne, au minimum pour un mois.

Elle dit tout ça simplement, sans émotion particulière.

— Comme tu le vois, je ne suis pas bien riche, et si la Sécurité sociale ne prenait pas tout en charge, je serais sans doute déjà morte.

— Qu’est-ce que je peux faire pour vous aider ?

Elle me désigne la porte de sa chambre.

— Je voudrais que tu prennes soin de la seule chose qui compte un peu pour moi…

« Elle va me demander de venir nourrir la famille de réfugiés qu’elle héberge en cachette. Ça lui ressemble bien, elle a du cœur, Mme Roudan. »

— … Si je reviens, j’en aurai besoin pour continuer à vivre.

Elle se lève en s’appuyant sur la table et va jusqu’à sa chambre à petits pas. Un vieux lit avec un cosy ouvragé comme on en faisait autrefois, un édredon râpé jusqu’à la corde, une petite table de nuit avec une photo à demi effacée appuyée contre le pied d’une lampe d’un autre âge, une armoire rafistolée et un cadre tout poussiéreux représentant une scène de moisson aux couleurs fanées.

Elle avance vers la fenêtre, l’ouvre et commence péniblement à enjamber l’appui. Je me précipite :

— Ne sautez pas !

Elle rit doucement.

— Ne t’inquiète pas, Julie : regarde.

Elle me désigne l’extérieur et j’écarquille les yeux. Au pied de sa fenêtre, je découvre un petit jardin potager aménagé sur le toit-terrasse de l’immeuble mitoyen. Des tomates, des salades, des petits pois, d’autres légumes et quelques pieds de fraisiers s’étalent dans ce jardin suspendu clandestin.

— Je me suis aménagé ça en douce. Je ramène la terre avec ma poussette et je cultive. Personne ne le sait. Ceux de l’immeuble d’à côté s’en rendront peut-être compte un jour, mais on verra bien.

Elle est assez fière de mon expression incrédule. C’est vrai qu’il faut de l’idée et un sacré courage pour aménager cet étrange endroit.

— Cela me rendrait service si tu pouvais venir arroser pendant mon absence. J’ai souffert pour installer tout ça toute seule. Ça me ferait de la peine que ça crève. Tu peux prendre les légumes, ce serait dommage qu’ils se perdent.

Je suis impressionnée, bouleversée.

— Pourquoi n’avez-vous rien dit avant ? J’aurais pu vous aider.

— Les gens ont leur vie. Je n’aime pas déranger.

— Quand devez-vous partir à l’hôpital ?

— Lundi matin. Je déposerai ma clé dans ta boîte aux lettres.

— Où serez-vous hospitalisée ?

— À Louis Pasteur.

— Je viendrai vous rendre visite.

— Ne perds pas ton temps. Viens plutôt voir où je range l’arrosoir et les outils de jardinage.

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