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Dimanche est arrivé trop vite. Je n’ai pas revu Ric et j’en étais aussi triste que contrariée. Contrariée parce que je sais qu’il est encore retourné courir avec un sac à dos encore plus gros et que je me demande bien ce qu’il fabrique. Mais, au-delà de ces questions, il me manque. Pourtant, je n’ai plus envie de me lancer dans de diaboliques machinations pour provoquer ce que le destin ou lui ne m’offrent pas. J’ai trop la trouille que la malédiction se mette encore en travers.

Mme Bergerot m’a donné rendez-vous à 6 h 30 à la boulangerie. Elle m’a dit de venir frapper à la porte de la réserve en passant par l’immeuble voisin. Sur le trottoir, Mohamed est déjà au travail, alignant ses cageots de légumes dans le soleil à peine levé.

— Bonjour Julie, vous êtes tombée du lit ?

— Bonjour Mohamed. Non, je vais travailler à la boulangerie. Ce matin, c’est seulement un essai.

Lui qui se montre toujours d’une réserve absolue, fronce cette fois les sourcils :

— Qu’est-ce qu’il faut vous souhaiter ? Bonne chance ?

— J’espère que ça marchera.

— Alors bonne chance ! Et ne vous laissez pas intimider par tout le bruit que fait Françoise. Au fond, elle est gentille.

Françoise ? Mohamed appelle Mme Bergerot par son prénom ? Je ne savais même pas qu’elle en avait un. C’est étrange, ils passent tout leur temps à se battre comme des capitaines d’industrie rivaux, et il la nomme par son prénom…

Il est l’heure et je n’ai malheureusement pas le temps de poursuivre la conversation. Je suis contente d’avoir pu échanger quelques mots avec Mohamed, ça me rassure. En toquant à la porte de derrière, j’ai la boule au ventre. C’est Mme Bergerot qui m’ouvre.

— C’est parfait, tu es ponctuelle. Entre vite et essuie-toi correctement les pieds, je vais te présenter mais c’est le coup de feu.

Ils sont au moins cinq à s’activer en se parlant fort pour couvrir le ronflement des ventilateurs du gros four. Le parfum du pain chaud est partout, mélangé à celui des croissants, de la brioche, avec des effluves de chocolat et peut-être même de fraise. Rien qu’en respirant, j’ai déjà pris trois kilos.

Mme Bergerot m’explique :

— Cette salle, c’est le fournil. Ici, c’est Julien qui commande. On y fabrique tout ce qui est boulangerie et viennoiserie. Ne traîne jamais dans le passage. S’il manque des choses en boutique, tu demandes à Julien, à personne d’autre.

J’ai à peine le temps de dire bonjour que déjà elle m’emmène vers une autre pièce plus au fond :

— Là, c’est le laboratoire, ce n’est pas du tout la même chose que le fournil. Denis y prépare toute la pâtisserie avec ses deux ouvriers. Même chose, ici, c’est Denis le patron.

Je ne savais même pas qu’il y avait une différence. Le fournil, le laboratoire. J’essaie d’intégrer toutes les informations dont elle me bombarde. J’ai l’impression d’avoir douze ans et de faire une visite avec une prof.

— Suis-moi dans la boutique, on continue. Ce matin, tu as de la chance, on ne devrait pas avoir trop de monde mais le dimanche matin, en général, c’est une période assez chargée chez nous.

On passe près d’un large pétrin qui tourne en ronronnant. L’un des ouvriers vérifie la température de la pâte. Il me regarde. Ça sent la levure et la farine.

En traversant la petite cuisine au pas de course, Mme Bergerot me demande :

— Tu n’as pas de blouse ?

Je secoue la tête négativement.

— Je m’en doutais, alors je t’ai ressorti celle que je portais quand j’étais plus jeune. Tu es plus mince que moi, même à l’époque, mais ça ira bien pour ce matin. Et puis ça me fait plaisir que ce soit toi qui la portes.

Pas le temps de s’émouvoir, elle est déjà dans la boutique.

— Il faudra que tu attaches tes cheveux, c’est plus propre. Dès que Vanessa sera arrivée, tu l’aideras à tout mettre en place. L’avantage avec toi, c’est que tu connais déjà les produits. Il faudra faire vite, on ouvre à 7 heures. Pour ce matin, tu te contentes de servir, je m’occupe de la caisse. J’ai confiance en toi mais je sais aussi que même si ça a l’air facile quand on est de l’autre côté, pour les débutantes, ça va vite et elles s’embrouillent souvent avec les comptes et la monnaie.

Elle me regarde :

— Tout est clair pour toi ?

— Je crois.

En fait pas du tout. J’ai peur de faire n’importe quoi, de m’adresser à la mauvaise personne, de ne pas comprendre ce que les clients vont demander. Au secours !

Vanessa arrive. Il est clair qu’elle n’est pas décidée à me faciliter la vie. Elle me regarde à peine, me parle comme un adjudant et ne laisse rien passer.

« Tiens ton plateau droit, tu vas tout faire tomber. » « Plus vite ! À ce rythme de tortue, tu n’assureras rien quand il y aura la queue jusque sur le trottoir. » « Quand on ne fait pas la différence entre une six céréales et une complète, on ouvre les yeux ! »

Elle encaisse très mal de me voir prendre la place qu’elle laisse, et elle va me le faire payer. Dans le fournil, ça s’énerve, les croissants ont eu un coup de chaud. Julien a l’air furieux et personne n’ose lui parler. Avec une lame de rasoir, il trace rageusement les stries dans les premières baguettes avant de les enfourner.

Au fond, j’aperçois Denis qui gesticule autour de ses gâteaux avec une poche à douille pleine de crème pâtissière. On n’imagine pas qu’il y a autant de choses à faire, tellement vite, pour ensuite permettre aux gens tranquillement se faire une tartine ou déguster une religieuse.

— Qu’est-ce que tu fais ? grogne Vanessa. Tu te crois au spectacle ? C’est l’heure d’ouvrir.

Je suis à mon poste derrière le présentoir, prête à affronter la horde. Vanessa déverrouille la porte. Même si je ne vois qu’une seule personne qui attend dehors, j’imagine déjà qu’il y en a des centaines d’autres cachées sur les côtés de la boutique et qu’à peine la porte entrouverte les clients vont déferler comme les hordes barbares sur les villages endormis. Ils attaqueront par les flancs, en violant les religieuses et en jetant des éclairs… La porte s’ouvre, je retiens mon souffle. Rien, excepté le petit monsieur âgé qui marche en faisant de tout petits pas.

— Bonjour tout le monde, lance-t-il en entrant. Ah ah, une nouvelle !

Mme Bergerot prend place derrière son comptoir :

— Bonjour monsieur Siméon. Comment allez-vous avec ce beau temps ?

— Ça va, ça va.

— Vous allez voir votre femme aujourd’hui ?

— Je le dois. Elle reconnaît plus vos tartes au citron que moi, mais c’est ma Simone…

Mme Bergerot se penche vers moi :

— Pour M. Siméon, ce sera deux tartelettes au citron et une baguette bien blanche. Dans une boîte, les tartelettes, pas en baluchon.

Je parviens à trouver assez rapidement les pâtisseries et finalement je m’en sors. La boîte, j’arrive à la déplier pour la mettre en volume, mais c’est avec le ruban que j’ai des problèmes. Vanessa me regarde avec dédain. À travers la vitrine, j’imagine déjà les barbares alignés, relevant leurs panneaux de notation comme dans les compétitions de patinage artistique. Julie, France, 2 sur 10, 1 sur 10, 1 sur 10. Le ruban raté me coûte ma place sur le podium. Mme Bergerot rend déjà la monnaie et M. Siméon attend. Lorsque je lui tends enfin son paquet, il s’efforce d’être aimable, mais je comprends bien au tremblement agacé de sa main que d’habitude ça va plus vite.

Il ressort. C’était mon premier client. J’ai l’impression de repartir de zéro. Ça m’arrive souvent en ce moment.

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