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C’est dans l’adversité que l’on découvre la vraie nature des gens. Du fond du trou, on a un point de vue unique et très révélateur sur les âmes. Il ne reste plus alors que deux sortes d’individus autour de vous : ceux qui vous aident et ceux qui abusent de votre détresse. Autant lever l’ambiguïté immédiatement : je n’ai jamais couru de ma vie. Au lycée, on avait un prof qui a bien essayé de nous faire galoper sur la piste d’athlétisme autour du stade, mais il a fini par renoncer. On tombait, on riait, on se cachait dans les haies pour couper quand il avait le dos tourné — autant de comportements incompatibles avec la pratique de la course à pied. Depuis, j’ai beaucoup marché ; certes, une fois je me suis même enfuie « en courant » sur trente mètres parce que l’horrible petit chien d’une gentille vieille dame avait failli me dévorer, mais sinon, mon compteur affiche zéro. L’autre problème, c’est que je n’ai ni vêtements pour courir, ni chaussures. Et c’est là que j’en reviens à ce que les gens vous infligent quand ils ont le pouvoir sur votre destin.

La seule copine sportive que je connaisse s’appelle Nina. Elle a tout pratiqué, de l’équitation à la gymnastique en passant par la danse. Je la soupçonne d’être accro aux compétitions et aux médailles. Une vraie machine. Elle est ceinture noire de tennis et elle a eu son chamois d’or de natation haut la main. C’est vrai que je ne l’ai pas vue depuis des mois et que ce n’est pas forcément correct de débarquer à l’improviste pour lui emprunter toute la panoplie. Cela ne justifie pas pour autant ce qu’elle a eu le culot de me demander en échange. Elle est cliente au Crédit Commercial du Centre et, en me regardant droit dans les yeux, elle a dit : « Mes frais bancaires à zéro pendant six mois, sinon tu n’as qu’à courir pieds nus. » Une belle personne, donc. Si j’avais été un poney, en plus, j’aurais pris un coup de cravache. Le plus honteux, c’est que j’ai cédé.

Le soir, j’ai lavé tout ce qu’elle m’a prêté pour que ça sèche pendant la nuit. Le short rappelle un peu les costumes de scène du groupe dont j’ai caché les disques — sans les paillettes ; le tee-shirt est fluo et les chaussures ont sans doute été conçues par les ingénieurs de la Nasa pour une mission sur Pluton.

J’ai essayé de manger léger, je me suis couchée tôt et j’ai mis le réveil à 6 heures pour avoir le temps de m’échauffer. Je vais vous confier un autre secret : si le ridicule tuait, je serais morte ce matin-là. Pour dérouiller mon pauvre corps, j’ai essayé de me souvenir des mouvements d’éducation physique du primaire. J’ai fait des étirements, des flexions et des moulinets avec les bras, ce qui a failli me coûter ma seule applique murale. Toufoufou était assis sur le lit, encore contrarié de sa captivité. Mais, à son regard, je sentais bien qu’il me prenait pour une déjantée.

À 6 h 45, j’étais au top de ma forme. J’aurais pu décharger un camion de poissons ou porter Mme Roudan sur mon dos avec sa poussette. À 7 h 13, je tremblais, assise sur une chaise, épuisée par la nuit trop courte et une activité physique inhabituelle. À 7 h 28, je fouillais ma pharmacie comme une droguée en manque à la recherche de vitamines. J’ai trouvé deux comprimés effervescents que j’ai pris en oubliant l’eau. À 7 h 47, j’étais comme une pile nucléaire, prête à mettre une grande claque au premier qui me ferait peur. À 7 h 55, il a doucement frappé à la porte. Ponctuel, comme moi. J’adore ça.

J’ouvre. À voix basse, il déclare :

— Bonjour. Prête pour le marathon ?

« Mon pauvre ami, si tu savais… »

D’un rapide regard, il m’évalue de la tête aux pieds. Sans que je puisse deviner son verdict, il ajoute :

— On y va ?

La lumière est magnifique et la rue déserte, comme si le monde n’existait que pour nous. Il étend les bras. Il porte un pantacourt bleu et un tee-shirt noir. Ses chaussures ont l’air normales. Il propose :

— Est-ce que ça vous va si on monte vers le parc des anciennes usines ? Ce n’est pas trop loin et ça m’a paru joli.

« Pas trop loin ? En hélico peut-être, mais à pied… »

— C’est parfait.

Il se passe la main dans les cheveux et se lance, très à l’aise. Je démarre derrière lui, comme à l’école. Je reste en retrait en espérant qu’il ne remarquera pas ma foulée qui est loin d’être aussi aérienne que la sienne.

— Qu’est-ce qui vous arrive ? demande-t-il.

D’un gentil geste de la main, il m’invite à me placer à sa hauteur. Et là, il se produit un truc incroyable. Nous courons côte à côte, parfaitement en rythme. On se croirait dans une scène de film. Tout est idéal, ils s’aiment, on dirait qu’ils volent vers leur bonheur, sauf qu’il y aurait de la musique avec des violons et que la fille aurait une doublure.

Je me sens bien près de lui. J’ai l’impression de le connaître depuis des années. Il dégage quelque chose de rassurant. Sa foulée est régulière, il n’a pas l’air de forcer. Je l’observe du coin de l’œil. Même en courant, il reste élégant. J’aime bien le léger balancement de ses épaules. À le dévorer des yeux, je ne me rends pas compte que mon corps m’envoie déjà des signaux d’alerte. Au bout de la rue, j’ai le cœur qui bat la chamade et je ne sens plus mes pieds.

— Le rythme est bon pour vous ? demande-t-il sans même paraître essoufflé.

Je hoche la tête positivement, mais je mens. Son profil attirant, ses grands cils et ses lèvres me distraient encore un peu mais, à la moitié du boulevard, je ne peux plus ignorer ma limite physique. Je vais me disloquer ou m’écraser contre un mur comme une poire trop mûre. On passe devant le square, puis l’école. D’habitude, je mets dix minutes pour arriver jusqu’ici, et là on en a mis moins de deux. Pour me motiver, j’imagine que nous sommes en train de fuir un immense danger. Derrière nous, une gigantesque coulée de lave déferle en faisant fondre les immeubles. Ou alors, des scarabées géants veulent nous manger. La ville est déjà détruite, les scarabées ont torturé Toufoufou. Ric et moi sommes les deux derniers spécimens humains encore en vie, alors nous courons le plus vite possible. Nous sommes l’ultime espoir du monde. Quand nous serons à l’abri, nous serons obligés de beaucoup faire l’amour pour repeupler le monde. Merci les scarabées !

J’aperçois le clocher de l’église. Il y a des années que je ne suis pas venue par ici. Je sors de mon périmètre de vie habituel. Il m’arrive d’aller plus loin en voiture, mais c’est à la fois trop proche et trop éloigné à pied pour m’y aventurer sans une bonne raison. Je passais par là quand ma mère m’accompagnait à l’école. Tout a changé. Le quincaillier est devenu une agence immobilière, la teinturerie s’est transformée en solderie. La nostalgie pointe, mais un début de crampe m’offre une excellente diversion. Je veux tenir. Je le dois, pour rester avec Ric, pour continuer à le regarder. On voit qu’il aime courir. Il n’a même pas une trace de sueur sur le front.

Au-delà de ma condition physique déplorable, je me sens quelque part mal à l’aise vis-à-vis de lui. Je suis proche de lui et j’en ai envie. Je devrais être heureuse et, malgré tout, je sais que je ne suis pas à ma place. J’ai l’impression d’usurper, de lui mentir, de ne pas être moi-même. Cela m’empêche d’apprécier. Cette fois, c’est un point de côté qui me torture. J’expire profondément mais, du coup, je n’inspire plus assez pour maintenir mon souffle. Je vais suffoquer en m’emmêlant les pieds. Promis, je vais me remettre au sport. En attendant, je négocie avec chaque partie de mon corps pour qu’elle tienne jusqu’à l’ultime limite. Mes jambes en ont marre, elles sont à deux doigts de faire grève. La gauche semble moins hargneuse mais les revendications augmentent. Mes poumons me sont reconnaissants de n’avoir jamais fumé mais ils n’en peuvent plus. Ma trachée me brûle, elle ne me répond même plus quand je lui parle. Mon dos essaie de me convaincre de me coucher par terre. Pendant ce temps, Ric court toujours, la mèche au vent, libre et capable. Avec sa barbe de la veille, il a l’air encore plus sauvage.

En quelques minutes, on a largement dépassé le centre-ville. On remonte vers le nord. J’aperçois la rue où j’ai grandi. La pointe du toit de notre ancienne maison et notre grand cerisier dépassent. Je n’y suis pas revenue depuis le déménagement de mes parents. Ce jour-là, je m’étais cachée au fond du jardin pour pleurer. La maison est toujours là, mais ce n’est plus chez nous. J’ai gardé un caillou de la bordure de l’allée. Je suis passée des milliers de fois devant lui sans y prêter attention et, le dernier jour, je l’ai embarqué parce que c’était le seul qui était descellé. Cet objet insignifiant est devenu essentiel. C’est ma relique, la preuve que tous mes souvenirs ont bien existé. La nostalgie retente une attaque par la gauche, mais fort heureusement je me tords la cheville. La douleur ne laisse la place à aucun sentiment. C’est décidément un drôle de voyage que j’accomplis ce matin, sur mes pieds et dans ma tête.

Je dois être cramoisie. Mes cheveux collent à mon front baigné de sueur. Comment fait-il, lui ? C’est peut-être un cyborg, un robot ultrasophistiqué qui a pris forme humaine. C’est bien ma chance. Qui a encore gagné le gros lot ? C’est bibi. Les extraterrestres débarquent et ils ont commencé la conquête de la planète par mon immeuble. Toute l’histoire de ma vie. Je me disais bien qu’il avait un nom bizarre. Tels que vous nous voyez, il m’entraîne hors de la ville, vers le vaisseau mère qui attend, camouflé en fête foraine. Une fois dedans, il arrachera son enveloppe corporelle et apparaîtra sous son vrai jour : un poulpe avec des balais à la place des bras et des pruneaux farcis en guise d’yeux.

Ça y est, mon esprit flanche, je perds la raison. Le sang n’arrive plus au cerveau, il reste dans les fesses. Pour trouver la force de continuer, je me fixe des buts. Au prochain carrefour, j’autorise mes épaules à se plaindre. Dans deux passages piétons, mes yeux peuvent pleurer. Ric se tourne vers moi :

— Je ne veux surtout pas vous paraître cavalier, mais je crois que l’on pourrait se dire « tu »…

Où trouve-t-il assez d’air pour prononcer autant de mots sans ralentir ? Qu’est-ce qu’il vient de dire ? Se dire « tu » ? On pourrait même se dire « toi mon amour ». Respire, Julie !

— Tout à fait d’accord.

Je n’ai pas eu assez de souffle pour prononcer la fin du dernier mot. Il me regarde.

— Tu es certaine que ça va ? Dis-moi si ma vitesse te convient. Ne te gêne pas. Ménage-toi, c’est une reprise, avec ta jambe…

C’est la première fois qu’il me dit « tu » et c’est pour prendre soin de moi. Il est 8 h 29 et nous sommes le 10 août. Tout est parfait, sauf mon rythme cardiaque.

On a dépassé le quartier pavillonnaire et on va arriver au parc des anciennes faïenceries. Il me regarde de plus en plus souvent, il semble inquiet. Quelle tête je dois avoir…

Le parc apparaît derrière ses hautes grilles. Ric déclare :

— On va faire une pause.

— Pas la peine.

— Je crois que si.

Il s’arrête devant l’entrée.

— On se trouve un banc et tu récupères un peu.

— Je ne veux pas te ralentir.

C’est la première fois que je lui dis « tu ». Il me désigne le banc le plus proche.

— Allez viens, pose-toi. Prends le temps. Et si tu veux qu’on rentre, aucun problème. On aura d’autres occasions.

J’ai honte, je ne veux pas qu’il s’arrête de courir à cause de moi.

— Continue, tu en as besoin, c’est toi-même qui l’as dit.

— Tout va bien. Je suis content d’être avec toi.

Quand il me dit des trucs comme ça avec ces yeux-là, il me bouleverse. Mais la mauvaise conscience est là. Soudain, une idée me vient :

— Je n’ai qu’à t’attendre ici. Tu finis ton tour et tu passes me rechercher. D’ici là, tout ira mieux et on rentrera ensemble.

Il me jauge.

— Tu es sûre ?

— Tout à fait. File et profites-en. Je t’attends.

Il m’accompagne jusqu’au banc. Je m’assois et il s’agenouille face à moi. Il vérifie sa montre.

— Si je reviens d’ici une demi-heure, ça va ?

— Très bien, pendant ce temps je reprends des forces et on pourra même faire la course jusqu’à chez nous.

Il sourit et se relève :

— Alors à tout de suite.

J’essaie de sourire. Je lui fais signe d’y aller. Il s’élance. Je le regarde s’éloigner, léger, souple. Quand il parle, il est absolument charmant, mais quand il est de dos, c’est vraiment un très mauvais garçon.

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