À nous voir marcher ainsi côte à côte, en ce beau dimanche après-midi, on pourrait nous prendre pour un couple. On serait même en ménage depuis un certain temps puisqu’on ne se tient plus par la main. Mais il n’y a que les gens qui nous croisent qui peuvent croire que Ric et moi sommes ensemble. Tant pis. Ma joie est pourtant bien réelle parce que c’est notre première sortie.
J’espère que je ne vais rien faire de travers parce que entre la soirée d’hier qui s’est terminée à plus de 2 heures du mat et la matinée à la boulangerie, je n’ai pas vraiment les yeux en face des trous.
Je suis heureuse d’aller au concert avec Ric. La phrase est encore plus vraie si vous retirez « d’aller au concert ». Il a mis une élégante chemise gris ardoise et un pantalon en toile parfaitement repassé. Un agent secret doit savoir repasser. Pour ma part, j’ai laborieusement choisi une robe imprimée ton sur ton, dans les gris-bleus aussi. Les gens vont également croire que l’on habite ensemble parce que nos tenues sont drôlement bien assorties.
Un léger courant d’air me caresse le visage, je suis bien. J’ai envie de lui prendre la main mais ce serait sans doute déplacé. Après tout, nous sommes deux voisins, deux copains dont l’un est en train de tomber éperdument amoureux de l’autre en se demandant quand même ce qu’il bricole avec ses expéditions. Hier soir, je n’ai rien dit aux filles mais il s’en est fallu de peu pour que Sophie ne balance toute l’histoire. J’ai réussi à l’en empêcher en menaçant de révéler sa rupture. Même si je ne l’aurais jamais fait, ça l’a calmée.
En débouchant sur le parvis de la cathédrale, nous nous retrouvons au milieu d’une foule nombreuse. De grandes banderoles annoncent l’événement : « 5e Festival de musique amateur » sous le parrainage de la pianiste virtuose Amanda Bernstein. Ce festival est connu dans la région mais je n’y ai jamais assisté. De toute façon, grâce à Didier, je n’écoutais plus rien à part ses chansons minables.
Je suis curieuse d’entendre ce que peuvent donner les jeunes musiciens des environs. La manifestation est sponsorisée par la mairie, la région et les célèbres ateliers Charles Debreuil, illustre marque de maroquinerie, fleuron du luxe, dont les usines assurent à la ville une petite notoriété.
Un public endimanché se presse dans la cathédrale Saint-Julien bondée comme aux grands jours. En passant sous le porche d’entrée, je me tiens bien à côté de Ric et je ferme les yeux. Je songe au futur mariage de Sarah et je pense à nous. Est-ce que je veux me marier ?
Dans la nef, il fait frais. Ric m’entraîne vers les premiers rangs.
— Il doit bien rester deux petites places pour nous…
Au centre du chœur, un piano à queue noir trône devant l’autel. La lumière solaire, colorée par les vitraux, inonde l’espace et projette des motifs sur les piliers de pierre qui s’élèvent jusqu’à la voûte. Les centaines de pas et les voix résonnent dans un brouhaha de cérémonie d’importance. J’aperçois quelques clients de la banque, quelques-uns de la boulangerie aussi. Il y a même M. Ping, le traiteur chinois.
Peu à peu, les gens s’installent. Monsieur le maire apparaît et monte sur les premières marches du chœur. Le silence se fait.
— Bonjour à tous et merci d’être venus si nombreux pour cette nouvelle édition de notre festival. Aujourd’hui, les finalistes des sélections qui ont eu lieu tout au long de l’année vont vous donner le meilleur d’eux-mêmes. À l’issue de leur récital, nous annoncerons le ou la gagnante du grand prix. Certains d’entre vous sont venus écouter les jeunes talents de notre ville, d’autres veulent goûter la joie d’entendre l’immense Amanda Bernstein qui nous fait l’honneur d’être présente, mais tous, nous sommes ici par amour de la musique et des arts, blablabla…
Ric l’écoute avec attention. À la dérobée, j’observe son profil, ses mains posées bien à plat sur ses cuisses.
— … Sans plus attendre, je cède la parole à notre généreuse mécène, Mme Albane Debreuil.
La foule applaudit. Mme Debreuil, unique petite-fille et héritière du fondateur de la prestigieuse marque, est ce qu’il est convenu d’appeler une figure. Les sacs à main et bagages imaginés par ses illustres père et grand-père sont connus partout dans le monde et s’arrachent à prix d’or. Des cuirs d’exception, une forme originale reconnaissable entre toutes, mais surtout un marketing auprès des stars et des têtes couronnées qui arrive à convaincre des milliers de femmes qu’il n’est pas d’élégance sans un « Charles Debreuil » à son bras. Madame arrive à grands pas, drapée dans une robe longue d’un rouge profond, portant une parure de diamants. Impossible de la manquer. Elle a de l’allure, de la prestance et ne perd jamais une occasion de placer en évidence devant elle le dernier modèle du sac qui continue de faire sa fortune et sa gloire…
— Bienvenue à tous ! lance-t-elle.
Elle parle de création, de talent, d’émotion, tout le monde pense qu’il est question de musique mais elle ne peut pas s’empêcher de parler de ses ateliers. Je trouve très bien qu’elle soutienne ce genre de manifestation, mais je me demande quand même si elle le fait pour donner leur chance à des gamins ou pour nourrir son ego.
Ric l’écoute aussi avec attention. Je dirais même qu’il l’écoute avec encore plus de sérieux que le maire. Il la fixe, immobile, penché en avant, les mains légèrement crispées sur ses genoux.
Elle achève son discours en souhaitant bonne chance aux candidats et nous propose de commencer par un morceau interprété par Amanda Bernstein.
L’assemblée applaudit. Une petite dame, vêtue de ce qui ressemble à des doubles rideaux, fait son entrée sans un regard pour la foule. Tel un spectre glissant sur le pavage séculaire, elle gagne le piano sous les acclamations. Insensible au bruit, elle prend place devant le clavier. Au moment où elle lève ses mains pour commencer à jouer, le brouhaha s’estompe jusqu’à disparaître. Les premières notes s’élèvent. Debussy. Pas besoin de s’y connaître pour succomber au bonheur que la musique procure. C’est le propre de tout art. Il nous touche. Ses doigts courent, enchaînent, font naître la mélodie qui prend toute son ampleur dans l’espace de la nef. Nous sommes des centaines et pourtant rien ne vient troubler la magie qui nous emporte tous. Drôle d’espèce que les humains. Quand on songe à la somme de talent, de savoir-faire, de génie qu’il faut pour que l’on puisse entendre cette composition, jouée sur cet instrument, dans ce lieu par ce petit bout de femme… C’est vertigineux. Des siècles d’efforts et de passion pour que tous, assis, réunis, chacun perdu dans son propre ressenti, nous soyons ensemble, parcourus de frissons, émus. La musique me fait de l’effet.
Ric écoute mais semble contrarié. Impossible de lui demander, impossible de le toucher. Jusqu’à la dernière note d’Amanda, le public est tenu, porté, emporté. Je crois que je suis l’une des premières à me lever pour applaudir. J’ai bondi si vite que, l’espace d’un instant, je me suis dit que le morceau n’était pas terminé et que j’étais l’inculte, la barbare qui interrompait le prodige avec sa joie bruyante. Un cauchemar absolu d’une microseconde. Dieu merci, je n’ai été que la première et le morceau est bien achevé. La petite dame, la grande artiste, se retire sans même un regard. On lui pardonne. Ses doigts nous ont offert ce que ses yeux nous refusent.
Puis vient le tour des jeunes finalistes. Pas évident de passer après cette démonstration. Quatre pianistes et une flûtiste. J’avoue avoir une légère préférence pour le piano. La flûtiste ouvre les festivités. Du Vivaldi arrangé pour l’instrument. Les notes aiguës semblent pouvoir traverser les murs de pierre tant elles sont fines. Contre toute attente, j’ai aimé.
Le premier pianiste s’installe, il n’a que quatorze ans. Il choisit de jouer du jazz et il est vraiment doué. L’assistance est sous le charme. Le second, à peine plus vieux, propose du Chopin avec une maîtrise remarquable. La troisième est une petite fille, Romane, qui joue très bien malgré quelques notes hésitantes. Les morceaux se suivent et ne se ressemblent pas. Lorsque la quatrième et dernière pianiste prend place, je n’en crois pas mes yeux. C’est l’une des filles du traiteur chinois. Elle s’appelle Lola. C’est la seule à saluer le public. L’après-midi est déjà bien avancé, tout le monde songe déjà à la remise de prix qui va suivre et à ce qu’il fera ensuite. Pourtant, au moment où Lola se lance, l’assistance s’immobilise soudain. Du Rachmaninov, réputé impossible à jouer pour une enfant de son âge. Le morceau est somptueux, mais ce qu’elle en fait est sublime. Elle module, elle habite, elle domine. Ses petites mains volent de touches en touches. Un pur moment de grâce. Elle n’a l’air ni sérieuse comme les deux garçons, ni compassée comme l’autre jeune fille. Elle semble heureuse. Elle pourrait jouer chez elle, elle pourrait jouer devant cent mille personnes, elle serait la même. Seule avec son piano et nous, témoins chanceux d’un jeune talent, subjugués par l’émotion qu’elle insuffle à son interprétation.
Lorsqu’elle a libéré ses derniers accords, elle a reçu plus d’applaudissements et de bravos qu’Amanda Bernstein elle-même. Le public était comme galvanisé par cette petite toute timide qui, après avoir salué, s’est empressée de retourner se blottir auprès de ses parents.
Monsieur le maire revient pendant les bravos qui ne semblent pas vouloir s’arrêter. Il invite Mme Debreuil à le rejoindre. Il montre l’enveloppe qui contient le nom du vainqueur :
— Voici le moment de récompenser celui ou celle qui mérite d’être encouragé. Tout le monde sera d’accord avec moi pour dire que toutes et tous le méritent amplement, mais puisqu’il faut choisir, le jury a longuement délibéré et a finalement choisi le plus bel espoir pour notre ville.
Au fond de moi, j’en suis certaine, Lola a gagné. Les autres étaient bien mais elle est sans l’ombre d’un doute nettement au-dessus.
Le maire tend l’enveloppe à Mme Debreuil, souriante. Celle-ci décachette le pli et extirpe un carton. Son large sourire se confirme :
— Je suis particulièrement heureuse d’annoncer le nom de la gagnante : mademoiselle Romane Debreuil !
Stupeur dans l’assistance. Le maire lance les applaudissements mais ils tardent à être relayés par le public. La gagnante se précipite et les gens finissent par l’ovationner. Même Lola, son frère, sa sœur et ses parents applaudissent. Je suis atterrée. Est-ce que j’ai bien entendu ? Romane Debreuil ? Une parente ? S’il est arrivé ce que je crois, alors nous assistons à un scandale. Tout le bonheur que ces artistes nous ont donné est souillé par ce qui vient certainement de se produire. Pour Lola, ce n’est pas une épreuve, c’est une injustice.
Sur le trajet du retour, je suis folle de rage. Ric essaye de me calmer mais, à force de le voir tenter de leur trouver des excuses, je dois avouer que j’ai fini par m’énerver un peu contre lui.
— Comment ça, Romane s’est peut-être toujours montrée meilleure sauf aujourd’hui ? Tu te rends compte de ce que tu dis ? Tu as entendu la petite Lola ?
Je suis ulcérée, révoltée, furieuse de ne pas voir l’émotion ressentie par tout le monde logiquement récompensée. Pourquoi ? Parce que Romane est une fille de notable et que Lola est celle d’un obscur traiteur chinois qui nous a tous rendus malades au moins une fois ? Inacceptable.
En y repensant, je crois que Ric était désemparé par ma colère. C’était la première fois qu’il me voyait ainsi. Mais franchement, sur le trajet du retour, cela n’avait pas d’importance à mes yeux. J’aurais vraiment préféré que nous partagions le seul sentiment qui me paraissait légitime après un tel affront au talent.
Il m’a fallu des heures pour retrouver un semblant de calme. J’ai tout raconté à maman au téléphone, et puis je l’ai aussi raconté à papa et ensuite à Sophie. Ce n’est que tard dans la soirée que je me suis rendu compte qu’en trichant, les organisateurs du concours avaient sans doute blessé une petite fille drôlement douée et fait ressortir une facette de ma personnalité qui risquait de me coûter ma relation avec Ric. Et soudain, j’ai eu peur.