Je ne m’y attendais pas, mais ce matin je suis passée directement du petit au grand bain. Je n’ai plus pied. Vanessa s’est arrangée pour se faire arrêter par son médecin. Mme Bergerot semble ennuyée, mais pas tant que ça. C’est moi qui remonte le store. C’est moi qui ouvre la porte. Sur le trottoir, Mohamed me salue. Je sors lui dire un mot :
— Alors c’est bon ? demande-t-il. Te voilà engagée.
— Je suis contente. Comptez sur moi pour essayer d’améliorer les relations entre vous et Mme Bergerot.
— Ne te fais pas de souci pour ça. Je vais même te confier un petit secret : des fois, je mets les cageots exprès devant chez vous pour qu’elle sorte. Sinon on ne se parlerait pas. C’est une femme bien mais la seule façon de la faire parler, c’est soit de lui acheter du pain, soit de l’énerver…
Je regarde Mohamed avec des yeux ronds. Il a un sourire malicieux et me dit :
— Et maintenant, file à ton poste, il y a déjà un client qui est entré dans ton dos.
À chaque heure son public. Ceux qui font l’ouverture précèdent ceux qui partent au travail, qui précèdent ceux dont les enfants n’ont pas encore repris l’école. La seule chose que je regrette de la banque, c’est de ne plus passer prendre mon croissant. J’en ai une pile devant moi en permanence et, du coup, je n’en mange plus.
Profitant d’un moment où la boutique est vide, Mme Bergerot s’approche.
— Pourquoi regardes-tu dehors comme ça ? Tu as peur que les clients ne viennent pas ?
« Non, j’ai peur que Ric ne vienne plus. J’espère au moins le voir passer. Je n’attends que ça. Cela ne changera rien parce que je ne pourrai pas lui courir après mais au moins j’aurai la preuve qu’il n’a pas déjà déménagé. »
La patronne continue :
— Ne t’inquiète pas, tu seras à la hauteur.
Je sais qu’elle parle du travail et pourtant j’ai envie de l’entendre comme un encouragement vis-à-vis de Ric. Elle ajoute :
— Maintenant que Vanessa n’est plus là, il va falloir que l’on s’organise. Ma blouse, tu peux la garder. Et si tu te sens de rendre la monnaie, tu peux essayer mais attention, c’est sérieux. Cette boutique, c’est le gagne-pain de huit personnes.
« C’est marrant de dire qu’une boulangerie est un gagne-pain… »
Elle hésite avant d’ajouter :
— Sur un plan personnel, même si ça va être plus dur pour nous deux, je suis contente que Vanessa ne soit plus là. Elle ne t’a pas fait un très bon accueil et elle devenait dure même avec les garçons derrière.
Les poings sur les hanches, elle me contemple dans sa blouse :
— Si un jour on m’avait dit que tu travaillerais ici, je ne l’aurais pas cru. Je t’ai connu si petite. Tu te souviens la fois où je t’ai grondée ?
« Tu parles, j’en ai encore la chair de poule. Pourquoi croyez-vous que je dis bonjour à tout le monde quand j’entre quelque part ? »
— Oui, je m’en souviens.
— Tu avais quel âge ?
Une cliente pousse la porte. Je ne la reconnais pas tout de suite. C’est la libraire. Une femme charmante. Mme Bergerot contourne son comptoir pour aller lui faire la bise.
— Alors Nathalie, ces vacances ?
— J’ai fait comme tu m’avais dit, mais Théo, depuis ses quinze ans, a vraiment franchi un cap. Tout était bon pour filer. En deux jours, il s’est fait une petite copine, tu te rends compte ?
C’est fou comme les gens peuvent être différents lorsqu’on les découvre hors de leur cadre habituel. Pour moi, la libraire, c’était une femme cultivée, discrète, qui ne vous conseille pas sauf si vous le lui demandez. Je l’ai vue s’enthousiasmer aussi bien sur des auteurs du théâtre classique que sur des livres de cuisine. Qui aurait pu deviner que derrière cette sérénité orchestrée se cachait une femme affectueuse et visiblement malheureuse…
— Je ne sais plus quoi faire, confie-t-elle tristement. Si je lui parle, il me repousse, mais lorsqu’il a besoin de moi, je dois être immédiatement présente.
— À quinze ans, les gamins ne sont jamais faciles. Il faut lui laisser du temps. Il se bat pour trouver sa place, pour savoir qui il est. Théo est un gentil petit. Il se calmera.
— Si seulement il y avait un père à la maison…
Elle s’appelle Mme Baumann et je me souviens que c’est l’une des premières personnes qui m’ait vraiment impressionnée. J’étais alors en 5e ; j’étais venue à sa librairie pour acheter Britannicus de Racine que l’on allait étudier au collège. Je n’en avais pas du tout envie. Devant mon air renfrogné, elle m’a ouvert le livre et lu quelques répliques. Au milieu de ses piles de bouquins, elle a joué comme une tragédienne. C’était drôle, mystérieux. En quelques citations, elle m’a donné envie de découvrir le texte. Elle ne doit pas s’en souvenir. Elle ne m’a même pas reconnue aujourd’hui.
Elle repart avec trois baguettes, des sablés et des mini-pizzas que Théo va sûrement engloutir avant de repartir vivre sa vie. Lorsque Mme Baumann a traversé la rue, la patronne a dit quelque chose que je n’oublierai jamais :
— Tu sais Julie, lorsque je vois la peine qu’éprouvent les mères quand leurs petits s’éloignent, je me dis que ce n’est pas si grave si je n’ai pas d’enfant.
Je sais qu’elle ne le pense pas. Tout ce qu’elle est clame même le contraire. Il faut tout espérer, au risque d’être déçu. Il faut tout éprouver au risque d’être blessé, tout donner au risque d’être volé. Ce qui vaut la peine d’être vécu vous met forcément en danger. Si Ric passait à ce moment-là, je prendrais ça comme un signe et mon moral remonterait en flèche. Mais j’ai beau m’user les yeux à scruter la rue, je n’y découvre que des inconnus.
Soudain, j’aperçois Mohamed qui, en me faisant un clin d’œil, pose son panneau des promotions légèrement en débord sur notre vitrine. Je lui souris. Mme Bergerot revient de l’arrière-boutique. Ses détecteurs d’intrusion clignotent rouge et elle réagit au quart de tour.
— Non mais regardez-le, celui-là ! On dirait qu’il le fait exprès. Je vais aller lui dire deux mots.
Elle sort au pas de charge. Je les vois sans les entendre. C’est encore la guerre entre Françoise et Mohamed. Avant, cela me désolait, mais maintenant je les trouve touchants. Est-elle dupe du petit jeu de son voisin ?
Mme Bergerot a une manie que j’aime beaucoup : elle compare souvent les gens à des gâteaux ou à des viennoiseries. Untel est un chou, unetelle un croûton. Julien est gentil comme un pain brioché et Vanessa était une tarte. Ça marche aussi pour elle et, en la voyant se chamailler avec Mohamed, je comprends un peu mieux qui elle est : sous la croûte, il y a la mie.