Les heures ont passé, puis les jours. Je vous laisse imaginer dans quel état je suis. Je n’arrive même plus à me glisser dans la chemise de Ric, j’ai l’impression qu’elle me rejette. Il n’est pas venu acheter son pain, il n’est même pas passé une seule fois devant la boutique. Je suis certaine qu’il m’évite. Où est-il ? Est-ce qu’il rampe sur le trottoir pour que je ne l’aperçoive pas ? Est-ce qu’il emprunte la rue par l’autre côté et fait le tour du quartier pour m’éviter ? Et s’il s’était pendu à son ballon d’eau chaude tout neuf parce que j’ai été odieuse l’autre soir et que ça l’a poussé au désespoir ? Quelle que soit la réponse, tout est ma faute.
Demain, c’est dimanche, ça fera exactement une semaine que nous ne nous sommes pas vus. Je me suis décidée à lui envoyer un SMS. Je n’ai pas l’habitude et moins il y a de mots, plus c’est difficile pour moi, surtout quand ils seront lus par Ric. Après mûre réflexion — deux nuits entières — j’opte pour : « J’espère que tu vas bien. J’espère aussi te revoir vite. Je t’embrasse. Julie. » Sophie va encore se moquer de moi parce que je mets les accents et la ponctuation mais, franchement, vous me voyez envoyer « T ou ? Trop la loose appel Lov ;) Juju » ? Un vrai progrès de civilisation.
J’ai été obligée de refaire mon message parce que au moment de l’envoyer, je tremblais tellement que j’ai appuyé sur « Supprimer ». Dites-moi que ce n’est pas un signe ! Depuis, j’espère. J’ai le téléphone en mode vibreur dans une poche arrière. Dès que j’ai la fesse qui vibre, j’espère que c’est Ric. À qui je peux dire ça ?
En attendant, je me réfugie dans le travail. Je suis devenue la reine de la tartelette, l’experte en baguette pas trop cuite. Tous les matins, aux alentours de 11 h 15, mon épreuve du jour se présente : M. Calant. Il a raison, Nicolas : il est nouche. Il est même « répuject », répugnant et abject. En plus, j’ai l’impression qu’il ne prend qu’une douche, le vendredi soir, parce que son état s’est dégradé et que ce matin il a une chemise moche mais moins sale et que ses rares cheveux luisent moins. Puisque Vanessa n’est plus là, je suis devenue sa cible. Je crois qu’il vient tard pour être sûr qu’il y ait la queue. Ainsi, il peut écouter les autres et les vanner comme le cloporte qu’il est.
Mercredi, à une dame qui avouait ne pas savoir ce qu’elle allait prendre comme gâteau, il a sorti :
« Qui connaît les autres est avisé, qui se connaît lui-même est éclairé. »
Mais le pompon, c’est hier. Derrière lui, une femme enceinte jusqu’aux yeux que tout le monde laisse naturellement passer. Elle arrive à son niveau et il la bloque :
— Désolé, j’étais là avant vous. La patience est la compagne de la sagesse.
« Un jour, ma main sera la compagne de ta tête de rat », me dis-je. Ce type est un mauvais moment à passer.
L’après-midi, j’ai appris une nouvelle qui m’a presque redonné le moral. Malheureusement, elle ne concerne pas Ric. Elle va directement enrichir le dossier des rédemptions qui redonnent foi dans le genre humain. On a appris par une cliente que le jeune commercial aux dents longues qui habite dans l’immeuble de Xavier, Kevin Golla, est parti bénévolement trois semaines en Afrique aider des associations à creuser des puits. C’est assez surprenant de la part d’un garçon aussi prétentieux, mais il faut saisir l’aspect positif des choses. Comme quoi tout arrive.
Toujours aucune réponse de Ric. Pas de nouvelles de Xavier non plus. Avec ma chance, vous allez voir qu’ils se sont mis en ménage tous les deux.
À l’heure de la fermeture, je verrouille la porte de la boutique et je baisse le store, non sans avoir attendu quelques secondes de plus au cas où vous savez qui serait arrivé in extremis. Je suis passée par le fournil et le laboratoire pour dire au revoir à tout le monde. Je ne voulais pas trop traîner parce que je m’étais juré de faire une chose pour laquelle j’avais déjà trop attendu.
J’ai remonté la rue jusqu’au traiteur chinois. J’ai pris une inspiration et j’ai poussé sa porte.
— Bonsoir. Ça faisait longtemps ! me lance M. Ping avec son inimitable accent asiatique.
— Comment allez-vous ?
— Bien, et vous ? J’ai appris que vous travaillez à la boulangerie. C’est une bonne place. En plus, jolie comme vous êtes, tous les garçons vont venir et le chiffre d’affaires va décoller !
« Il suffirait d’un seul pour que tout redécolle… »
— Merci, c’est gentil.
— Qu’est-ce que je vous prépare ? Ce sera à emporter ?
— Je vais vous prendre des rouleaux de printemps et des raviolis de crevettes.
— Excellent choix.
— Monsieur Ping, j’étais à la cathédrale dimanche dernier et je tenais à vous dire que j’ai été éblouie par votre fille. Lola a été extraordinaire. Je suis désolée qu’elle n’ait pas eu le prix qu’elle méritait.
Il s’est immobilisé. Lentement, il relève le visage. Son habituel sourire a disparu. Il regarde autour de nous, se penche et me glisse :
— Vous êtes la première à me le dire. Vous n’imaginez pas…
Il suspend sa phrase. Il n’a plus aucun accent. Il me fait signe de le suivre derrière. On franchit un rideau de perles. Dans un escalier qui monte à l’étage, il appelle :
— Lola, viens ici, s’il te plaît.
Il se retourne vers moi :
— Auriez-vous la bonté de répéter à ma fille ce que vous venez de me dire ? Elle est en larmes depuis une semaine. Comment voulez-vous que les enfants fassent des efforts quand on les trahit à ce point ? Le maire lui avait promis…
Des pas dans l’escalier. L’enfant apparaît. Elle semble si normale. Tant qu’elle n’a pas de clavier sous les doigts, rien ne la distingue des autres petites filles. D’autres pas dans l’escalier. Une femme arrive. M. Ping lui tend la main :
— Je vous présente ma femme, Hélène. Chérie, cette jeune femme est une cliente, mais elle est venue…
Il s’interrompt et me désigne Lola. Je m’agenouille pour me placer à sa hauteur :
— Bonjour Lola, je m’appelle Julie et je viens souvent voir ton papa parce qu’il a de bonnes choses. Mais ce soir, je suis surtout venue te dire que, dimanche dernier, ton récital à la cathédrale était le plus beau que j’aie jamais entendu. Pour moi, et pour tous ceux qui étaient là, c’est toi qui as gagné. Il ne faut pas que tu renonces, il ne faut pas que tu te décourages. Les grandes personnes font parfois des erreurs ou des choses malhonnêtes, mais cela ne doit pas t’arrêter. Tu aimes la musique et tu nous la fais aimer. Je suis très fière de te connaître et je suis pressée de t’entendre à nouveau.
Elle me regarde avec l’intensité dont seuls les enfants sont capables. Elle fait un pas vers moi et me prend dans ses bras minces en me serrant très fort. Dans mon dos, je sens ses petits doigts, ceux qui ont tant de pouvoir.
Lorsqu’elle me relâche, sa mère me fait un signe de la tête. Elle est bouleversée. Sur ses lèvres, je lis juste : « Merci. »
M. Ping me tend la main.
— Vous n’avez pas idée de ce que vous venez de nous offrir. Si un jour vous avez besoin de moi…
— Tout va bien, je n’ai rien fait d’extraordinaire. Votre fille, si.
Cela me fait vraiment drôle de l’entendre parler sans accent. On repasse dans la boutique.
— Monsieur Ping, puis-je me permettre une question personnelle ?
— Je vous en prie.
— Pourquoi votre accent ?
Il a un sourire désabusé.
— Les gens s’attendent à ce que vous soyez tel qu’ils se l’imaginent. Je suis le Chinois du quartier. C’est mon rôle. Vous imaginez un Chinois sans accent ? Les gens n’aimeraient pas apprendre que je suis né dans le Nord, ils se moquent que mon fils étudie le théâtre classique et que ma fille soit douée au piano. Ils veulent nous voir rester dans la petite case où ils nous ont placés.
— Ma grand-mère vous aurait répondu qu’il n’est pas de prison dont on ne s’évade pas.
« Ric pourrait aussi le dire… »
Quand je suis sortie de sa boutique, le ciel était rempli de nuages sombres. Au loin, le tonnerre a grondé. Les premiers orages de fin de saison. En traversant la rue, j’ai même senti l’électricité dans l’air. Le tonnerre a roulé, encore plus proche. Un frisson m’a parcourue. Avec ma chance, je vais me prendre la foudre. À moins que ce ne soit mon téléphone qui vibre. Au milieu de la rue, comme une folle, je le sors de ma poche. C’est Ric, et ce n’est pas un SMS mais un appel.
Je pense à Lola, je pense aux a priori stupides des gens, je pense à Mohamed, je pense aux raviolis que j’ai oubliés, je songe à tous les signes que le destin nous envoie. J’ai trop peur de ce que Ric va me dire mais après avoir attendu si longtemps que mon téléphone sonne, rien ne pourra m’empêcher de décrocher.