Ric me regarde et entame d’une voix qu’il s’efforce de maîtriser :
— Mes parents travaillaient comme cordonniers plus au sud. Nous étions une famille modeste. Ma mère faisait les marchés et récupérait le travail chez les chausseurs du coin. Mon père passait ses journées au fond de notre garage, sur des machines achetées d’occasion. Il a travaillé quelque temps sur les selleries de constructeurs automobiles, mais il avait l’impression d’être exploité. Alors lui et ma mère ont fait le choix de rester modestes mais libres. Pendant son temps de repos, il me fabriquait des jouets avec les chutes de cuir, des holsters pour mes revolvers en plastique, des animaux fantastiques, des déguisements. J’adorais l’observer. C’est avec lui que j’ai appris que le travail, c’est parfois de l’amour rendu visible. Il fallait le voir faire glisser les pièces de peau sous les grosses aiguilles, passer la teinture, lustrer les pièces au chiffon doux, les lisser de la paume… Un jour, mes parents ont entendu parler d’un concours pour une grande marque. Il s’agissait d’imaginer le sac à main du futur. Ma mère et mon père ont donné le meilleur d’eux-mêmes, ils ont conjugué leurs talents.
Il pose la main sur le vieux sac usé, doucement, comme une caresse.
— Julie, sans le savoir, tu m’as rapporté ce que je voulais reprendre. Un souvenir. Une preuve.
Il se lève et va chercher un cutter. Il ouvre le sac avec précaution, ému, et commence à découper la doublure élimée.
— Mes parents ont créé ce prototype pour Alexandre Debreuil. Il ne les a jamais payés. Il leur a dit qu’il les recontacterait. Ils n’ont plus jamais eu de ses nouvelles. Quelques années plus tard, dans une revue qu’elle feuilletait chez le médecin, ma mère est tombée sur une publicité vantant la copie exacte de leur projet. Le reste appartient à l’histoire. Les Debreuil ont fait fortune grâce à ce que mes parents ont créé. Mon père ne l’a pas supporté. Un cancer l’a emporté moins d’un an plus tard. Ma mère n’a pas eu la force de se battre. Elle s’est entièrement consacrée à moi avant de se laisser dépérir à petit feu. Je me suis juré de les venger, de rétablir leur honneur et la vérité, de faire le procès qu’eux n’avaient pas osé entreprendre.
Il soulève la doublure. Cachées dessous, tracées à l’encre à l’intérieur du sac, on distingue les signatures de Chantal et Pietro ainsi qu’un petit dessin de chien et une signature d’enfant, Ric. À côté, il est écrit : « Que ce projet nous porte enfin chance ». Ric a les larmes aux yeux.
— Tu sais tout, Julie. Je suis venu ici pour reprendre ce qui appartenait à mes parents et traîner ceux qui les ont tués en justice. Je n’avais pas prévu de tomber sur toi. J’ai même cru que je pourrais renoncer à ma vengeance pour vivre avec toi, mais la promesse que je me suis faite pour mes parents était trop forte. Alors j’ai préparé ce vol avec toi dans les jambes.
— Tu n’as plus besoin de ce cambriolage maintenant.
— Non. Grâce à toi et aux risques que tu as pris.
— Que vas-tu faire ?
— Raconter l’histoire à la presse, à la justice, en espérant être entendu.
Il semble épuisé. Comme si la pression qu’il subissait depuis des années retombait, s’échappait de lui. Il me regarde :
— J’ai envie de pleurer, j’ai envie de chanter, j’ai envie de me jeter sur toi pour t’embrasser.
« Je n’aime pas quand tu pleures. Je t’ai entendu au mariage de Sarah, je n’aime pas trop quand tu chantes. Par contre… »
— Julie, est-ce que tu veux bien vivre avec moi ?
« Oui ! »
— Oui.
Le reste ne concerne que nous, mais je dois quand même vous confier que je vous souhaite à tous d’éprouver un jour ce que j’ai ressenti à ce moment-là. Je dois aussi vous avouer que désormais on peut donner des leçons aux chats et que nous, on n’a pas besoin de buissons. Malgré tout ce que l’on peut se dire quand ça va mal, cette vie est notre plus grande chance. Il est 21 h 23 et je suis vivante.