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J’étais en train de garnir un sachet avec huit pains au chocolat lorsque je l’ai vu passer. Il a fallu que je recompte. Il portait son sac à dos. En moi, un chronomètre s’est alors automatiquement déclenché. Il est revenu 1 heure et 21 minutes après. Désolée, mais je n’arrive pas encore à compter les dixièmes. Avec sa vitesse de course moyenne, il a pu aller assez loin dans la ville et même s’aventurer au-dehors. Il entre dans la boutique. Mme Bergerot le salue :

— Bonjour jeune homme. Julie va s’occuper de vous, vous serez en bonnes mains. Mais je crois que vous le savez déjà…

En temps normal, je ne suis pas du genre à rougir, mais là, je me sens devenir plus écarlate qu’une tarte aux fraises.

— Salut Julie.

— Bonjour Ric.

« Et dans le stade plein à craquer, la foule en délire hurle à l’unisson : Calez-vous un truc ! Calez-vous un truc !, avec des pompom girls qui forment les lettres avec leurs bras. »

— Je vais te prendre une baguette. C’est beaucoup pour moi mais je vais peut-être avoir du monde à dîner… Sinon, je la mettrai au congélateur.

Pourquoi me dit-il ça ? Je n’ai pas assez souffert la semaine dernière ? Soit il a réussi à faire évader sa grognasse — ce qui expliquerait pourquoi je ne l’ai pas vu pendant des jours — et ils se préparent un souper avant d’aller vous-savez-où faire vous-savez-quoi, soit il va lui faire des sandwichs avec amour…

Je lui en choisis une bien cuite, pas du tout comme il aime. Il me souffle :

— Dis donc, je viens de voir Xavier. Cet après-midi, il organise une petite fiesta pour célébrer la livraison de sa dernière portière peinte. Il m’a demandé de t’inviter. On y va ensemble, si tu veux.

Je m’étrangle. Mon vieux copain Xavier m’invite par l’intermédiaire d’un vague comparse qu’il connaît depuis à peine un mois ? J’hallucine ! Ric ajoute :

— Vers 15 heures C’est bon pour toi ?

— Pas de problème. Tu passes me chercher ?

— Parfait.

Il va pour sortir mais se ravise et me demande :

— Ça va ? T’as l’air d’avoir avalé de travers…


Il fait un peu moins chaud que ces derniers temps. Dans la cour, trois enfants jouent au tennis contre le mur aveugle d’un bâtiment voisin. Xavier a recouvert son monstre d’une immense bâche bleue. C’est tellement gros qu’on dirait qu’il cache un sous-marin. Ric marche devant moi. Quelques personnes sont déjà arrivées. À première vue, que des garçons. Xavier apparaît. Il a mis une combinaison de mécanicien, kaki, impeccable.

— Salut Ric ! Salut Julie ! C’est sympa d’être venus.

Heureusement, il n’y a qu’à moi qu’il fait la bise…

— Alors, c’est le grand jour ? dis-je.

— Pour la carrosserie en tout cas. Vous allez voir la bête. On attend encore un collègue et sa femme, et je vous montre.

Tout le monde tourne autour du monstre recouvert.

— Et t’as réussi à compenser le volume du réservoir ? lui demande un grand costaud.

— En rognant un peu sur le coffre, oui.

Les deux derniers arrivent enfin. Un jeune couple. Ils se tiennent la main. Rectification, c’est surtout elle qui s’agrippe à lui. Il faut que je fasse attention de ne jamais me comporter comme ça avec Ric.

— Nathan et Aude ! s’exclame Xavier. On n’attendait plus que vous. Approchez pour assister à la présentation officielle, venez voir les merveilles de la tôle !

Tout le monde se salue. Impatient comme un gamin, Xavier se place devant son véhicule :

— C’est cool de vous voir tous ici. Ça veut vraiment dire quelque chose pour moi. Vous m’avez tous aidé pour ce projet, d’une façon ou d’une autre. Dans quelques semaines, XAV-1 roulera pour de bon mais, dès aujourd’hui, je veux partager avec vous cet instant.

Il est ému. Il attrape le bord de la bâche et tire dessus.

Lentement, le plastique glisse le long du véhicule, qui se révèle. L’arrière, les portières, le toit puis le capot et l’avant apparaissent. En noir mat et dans ces dimensions, c’est plus qu’impressionnant. Pendant des mois, j’ai vu Xavier assembler ce qui ressemblait à un gros bric-à-brac de ferraille, mais avec son enveloppe, on découvre la ligne, l’élégance du fuselage de sa berline. Spontanément, on se met tous à applaudir. Xavier va y aller de sa petite larme. Ses collègues le félicitent chaleureusement. Ric et moi restons en retrait. Alertés par le bruit, quelques habitants de son immeuble ont ouvert leurs fenêtres. Une petite dame s’écrie :

— Elle est magnifique, Xavier !

À l’étage du dessous, c’est un couple qui crie bravo. Les gamins ont arrêté de jouer, subjugués par un engin comme on n’en voit que dans les films.

Un des collègues caresse l’arrière de la voiture. Son geste d’une douce sensualité ne serait sans doute pas différent s’il effleurait la femme de ses rêves. Il faudra un jour que quelqu’un m’explique.

— T’as complètement repris la ligne, elle est démente, lâche-t-il, admiratif.

Un autre sort un appareil photo :

— Il faut immortaliser ce moment historique !

On se place tous le long du flanc de l’engin et on demande au plus grand des gamins de prendre le cliché. Si on m’avait dit qu’un jour je poserais à côté d’une bagnole et que j’en serais heureuse… Mais cette photo-là, j’y tiens déjà. D’abord parce que ça fait plaisir de voir Xavier dans cet état et ensuite parce que c’est la première de Ric et moi.

Xavier nous interpelle :

— Encore une petite formalité, mes amis. Avant que je pose la garniture du tableau de bord, j’aimerais que vous me fassiez tous un petit autographe sur l’armature. Ce sera mon saint Christophe à moi, mon porte-bonheur.

Il sort un marqueur de sa poche et le tend au grand costaud. Tour à tour, chacun s’installe à la place du conducteur. Chacun y va de son petit mot. Xavier s’approche de moi :

— J’aimerais que ce soit toi la dernière, pour clôturer en beauté. Tu veux bien ?

Je suis touchée de cet honneur. Lorsque mon tour arrive, Xavier ouvre la portière et m’installe. À l’intérieur, c’est encore un peu industriel. Les cadrans et les boutons sont en place, mais sur la structure métallique encore nue. Sur les à-plats d’alu, ses amis ont laissé leurs messages. Ric aussi. Il a écrit : « Que ta route soit longue et belle. Je suis heureux d’avoir croisé ton chemin. Ric. » C’est beau. Bizarrement, je trouve que ça sonne comme un message à quelqu’un que l’on apprécie mais que l’on va quitter. Ric sait qu’il va partir, mon ventre se noue mais, quelque part, je l’ai toujours su.

Xavier prend place côté passager.

— Profites-en, Julie ! C’est sans doute la seule fois où tu seras au volant ! La prochaine, je serai ton chauffeur et je t’installerai derrière comme une princesse.

On rigole comme des mômes. À travers les vitres blindées, les autres nous observent et font des photos. Que dois-je écrire ? Je n’ai jamais dédicacé de tableau de bord. Je me lance. Xavier lit au fur et à mesure, ce qui est super intimidant. « Voilà longtemps que tu es un des moteurs de ma vie. Je souhaite que nos routes se suivent toujours. De tout mon cœur. Julie. » Il me saute au cou.

— Je suis très honorée de signer ton chef-d’œuvre, Xavier. C’est une belle idée que tu as eue là.

— Elle n’est pas de moi. C’est Ric qui me l’a donnée. Il m’a raconté que ses parents signaient tous leurs travaux comme ça, à l’intérieur.

« Ric t’a parlé de ses parents ? »

Je regarde Xavier qui ressort déjà. Dehors, Ric plaisante. Je suis perturbée. Xavier vient ouvrir ma portière avec des attentions de majordome. Je serais bien restée à l’intérieur quelques instants de plus, le temps de digérer. Et c’est alors que l’un de ses amis lui déclare :

— Dis donc, elle est vraiment balèze ta caisse. J’ai l’impression que tu l’as encore élargie par rapport à ce qui était prévu.

— De quinze centimètres.

— Tu l’as déjà sortie de ta cour ?

— Pas encore.

— T’es certain qu’elle passe dans le porche de ton immeuble ? Ce serait trop con…

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