Ma vie est presque comme le ciel de ce vendredi d’août : sans nuage. Dans une heure, Ric sera là. La table est mise, l’appart est parfait. J’ai relevé mes cheveux avec une barrette offerte par Sophie, ça me portera bonheur. Je me suis longuement observée dans la glace, en souriant, en parlant, en m’étudiant comme si je ne me connaissais pas. Et me voilà à pencher la tête avec un air mutin, et à éclater de rire en jetant une œillade complice au rideau de douche. Quelle charmeuse cette Julie.
J’ai choisi une petite robe légère à mi-chemin entre Marilyn et un prêtre inca — je ne sais pas si ça vous aide à visualiser. Elle est de couleur crème, avec une jolie texture soyeuse. Le seul problème, c’est que les bretelles sont fines et que, dès que je bouge un bras, on aperçoit le soutien-gorge. J’hésite, je tergiverse et puis, emportée par l’élan qui bouleverse ma vie, je décide, pour la première fois, de ne pas mettre de soutien-gorge. Ce dîner-là, je ne veux le rater pour rien au monde.
La table est déjà mise parce que, depuis deux jours, je répète le dîner. Depuis avant-hier, chaque soir, je dresse le couvert avec nos deux assiettes, je coupe le pain dans la corbeille en osier, j’allume des bougies — neuves à chaque fois. Ensuite, je plie les serviettes et je déguste mes noix de Saint-Jacques à la fondue de blancs de poireaux. Je frise l’indigestion mais je ne veux pas risquer de rater le premier plat que nous partagerons. Alors je m’entraîne à mort. J’ai bien vu que le poissonnier faisait une drôle de tête quand je lui ai pris cinq kilos sans les coquilles pour deux. Mais j’avais besoin de pratiquer, surtout que je suis sans filet. Personne n’aura testé mes talents de cuisinière avant Ric.
Je dois vous confier un autre de mes petits travers : j’ai peur des coquilles Saint-Jacques. Quand j’étais gamine, je voyais maman les préparer. Elles bougeaient sur le bord de l’évier… J’en garde un souvenir terrifié. J’en cauchemardais la nuit. Le poissonnier a bien voulu me les décoquiller mais, en les cuisinant, j’ai un peu honte de le dire, j’avais peur que l’une d’elles ne rampe vers moi et me morde.
Les deux soirs, j’ai tout réussi. Les coquilles étaient aussi moelleuses que mortes et les poireaux délicatement parfumés dans leur sauce crémée. Jamais deux sans trois. C’est presque gagné.
Pour le décor, j’ai poussé le sens du détail à un point tel que, sur mon ordinateur allumé dans la chambre, j’ai changé le fond d’écran. J’ai viré les palmiers et la plage de sable blanc pour mettre un paysage de forêt. J’ai pensé à tout. S’il me demande pourquoi j’ai choisi cette photo, je lui répondrai que j’adore courir dans ce genre de paysage. Vilaine mytho. J’ai tout prévu. Par contre, pour ce soir, j’ai décidé d’assumer la présence de Toufoufou. Sans aller jusqu’à lui mettre son assiette à table avec nous, il trône sur le lit et, du coup, il a l’air plus content. Je crois qu’il trouve ma robe jolie.
Dans vingt-quatre minutes, Ric sera là. J’ai acheté des bouteilles d’apéritif dont j’ai vidé une partie dans l’évier pour qu’il ait l’impression que je reçois d’autres personnes que lui. C’est pourquoi je me penche sur l’évier afin de m’assurer que ça ne sent pas la vinasse ou l’alcool parce que sinon mon image de marque va encore en prendre un coup.
J’ai tout préparé mais je n’ai pas du tout réfléchi à ce dont on va pouvoir parler. J’ai deux milliards de questions à lui poser. J’espère en apprendre beaucoup à son sujet, d’autant que mon angoisse sur ce qu’il pourrait faire en douce est loin de s’être calmée. Mon instinct me dit que ce garçon est digne de confiance, mais je suis certaine qu’il cache quelque chose. Je ne sais pas où il travaille. Il a l’air d’être à son compte mais je ne comprends pas comment les gens peuvent faire appel à lui dans le coin alors qu’il vient juste d’arriver. L’autre soir, on s’est croisés, il revenait de la poste avec un gros colis. Il a paru ennuyé que je le voie avec. Il m’a dit que c’était du matériel informatique pour son travail, mais j’ai eu le temps de lire le nom de l’entreprise sur l’étiquette de l’expéditeur et, en me renseignant sur Internet, j’ai découvert que c’était un fabricant d’outillage, genre gros travaux, spécialiste en tronçonneuses à métal. Il les répare en les déchiquetant façon film d’horreur, ses ordinateurs ?
Plus que dix minutes. Le téléphone sonne. Je prie pour que ce ne soit pas lui qui appelle pour annuler.
— Allô ?
— Bonjour ma chérie, c’est maman. Je ne te dérange pas ?
— Bien sûr que non. Comment ça va chez vous ?
— Ton père est un peu fatigué mais c’est sûrement à cause des Janteaux. Ils sont repartis ce matin et je dois dire que ce n’était pas trop tôt. Ils ne s’arrangent pas en vieillissant. Jocelyne n’arrête pas de radoter sur ses petits-enfants et Raymond n’en finit pas de répéter à quel point le monde de l’industrie horlogère régresse depuis qu’il est à la retraite. Mais ce n’est pas pour cela que je t’appelle.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Figure-toi que ce midi j’ai eu Mme Douglin au téléphone et qu’elle m’a certifié que tu travaillais comme vendeuse à la boulangerie, à côté de chez toi. C’est incroyable, n’est-ce pas ?
« Comment je me sors de ce pétrin, moi ? Je suis certaine que ma mère a été soudoyée par les coquilles Saint-Jacques pour faire diversion pendant qu’elles s’évadaient de leur boîte pour m’attaquer en bande. Ric trouvera mon corps à demi dévoré et la fenêtre ouverte. Ce sera le début de la destruction du monde, elles assommeront les enfants à coups de corail. »
— Julie, tu es là ?
— Oui, maman. En fait, j’étais bien à la boulangerie mais c’était pour donner un coup de main. Vanessa, la vendeuse, est enceinte et elle a du mal. Mme Bergerot me l’a demandé.
— Elle n’est pas gênée, dis donc.
— J’étais volontaire, enfin je te raconterai tout dimanche parce que là, je dois filer.
— Tu vois ton club de folles ?
— Elles ne sont pas folles, maman.
— Bien sûr que si, comme je l’étais à leur âge, et elles ont bien raison. Sauve-toi, ma chérie. Tu m’appelles dimanche ?
— Compte sur moi. Je t’embrasse. N’oublie pas de faire un bisou à papa !
Quatre minutes avant l’heure du rendez-vous. Je vérifie ma coiffure. Je lisse ma robe. Je ne tiens pas en place. Qu’est-ce que je vais dire à mes parents pour mon nouveau travail ? Comment vais-je pouvoir tenir une soirée complète face à Ric alors que d’habitude il ne me faut que quelques minutes pour me ridiculiser ? Et si Toufoufou se mettait à parler ? Et si je donnais de l’argent aux coquilles Saint-Jacques pour qu’elles sautent toutes seules dans la poêle ?
On sonne à la porte. J’ouvre. Il est là. Jean impeccable, chemise blanche légèrement ouverte. Il tient quelque chose dans son dos.
— Bonsoir.
— Entre. Je suis vraiment heureuse que tu sois là.
« Jeune écervelée. Ne montre pas ton attachement trop vite. »
— C’est moi qui suis content de venir.
— Tu sais, ça va être tout simple, sur le pouce. J’ai improvisé ce que je pouvais. En ce moment, je n’ai pas beaucoup de temps.
Il entre et me tend un magnifique bouquet rond. Je m’exclame et le remercie. Je crois que j’aurais pu en profiter pour oser lui faire la bise, mais j’ai trop tardé et maintenant ça aurait l’air calculé. Le bouquet est multicolore, c’est vraiment joli. Pour déchiffrer le langage des fleurs, ça va être coton parce qu’il y a de tout. Des freesias bleus — la constance ; des roses rouges — la passion ; du vert — l’espoir et la fidélité ; des marguerites — l’amour simple ; et même du jaune — la traîtrise. Si je tente une synthèse, il m’aime et pour longtemps avec des tentations auxquelles il saura résister naturellement. Mais il y a tellement de variétés différentes dans son bouquet qu’on peut aussi lire qu’il va me faire l’amour comme une bête et qu’après il s’enfuira en sautant par la même fenêtre que les Saint-Jacques… Mieux vaut considérer que c’est juste un joli bouquet. Je sors un vase et le remplis d’eau.
— Ta jambe, ça va mieux ?
— Ça ne me gêne plus au quotidien, mais pour la course, ce n’est pas encore l’idéal. J’ai fait une tentative avec une copine. Ce n’était pas concluant. Et toi, tu cours toujours ?
— Pas trop en ce moment.
« Menteur. Gare à toi. J’ai une escouade de coquilles Saint-Jacques dressées à l’attaque qui n’attendent que mon ordre. »
— Tu songes sérieusement à quitter ton job à la banque pour la boulangerie ?
— Au moins pour un temps, oui. Je crois que je n’ai pas la mentalité banque. En tout cas, je n’ai pas envie d’y vieillir.
— C’est bien d’avoir le courage de changer aussi radicalement. Ça m’impressionne.
Je pose le bouquet sur la table et l’invite à s’asseoir.
— Merci encore pour les fleurs.
Il jette un coup d’œil dans la chambre :
— Et ton ordi, plus de problème ? Je vois qu’il tourne.
— Grâce à toi, oui. Qu’est-ce que je te sers à boire ? Je n’ai pas grand-chose. Du pastis, du whisky, du porto — il est excellent. J’ai aussi du muscat au frais, de la bière, et il doit me rester un fond de vodka à laquelle on peut ajouter du jus d’orange si tu le souhaites.
— Si ça ne t’embête pas, ce sera simplement du jus d’orange.
« Arrrgh ! Qu’est-ce que je vais faire de toute cette bibine ? L’évier en a déjà bu beaucoup mais si je lui file tout, il va être raide bourré. »
— Jus d’orange, d’accord. Je vais te suivre.
— Ne te gêne pas pour boire si tu en as envie.
« Vas-y. Traite-moi d’alcoolique dès notre premier dîner… »
— Non, c’est gentil. L’alcool, c’est surtout pour ceux que je reçois.
Je le sers et j’enchaîne :
— Et toi, ton travail, tu es content ?
— Je ne me plains pas. C’est toujours plus calme au mois d’août parce que beaucoup de boîtes tournent au ralenti mais, d’un autre côté, les concurrents sont aussi en vacances, alors ça me permet de faire mon trou.
« Bien joué, mon gars. Ça sonne vrai, mais je t’observe et chaque petit signe sur ton visage, même infime, va me confirmer si tu dis la vérité ou pas. Non, pitié, ne me regarde pas avec tes beaux yeux sombres, ça me fait perdre tous mes moyens ! »
Je poursuis mon interrogatoire :
— Qu’est-ce qui t’a amené ici ? Tu as de la famille dans le coin ?
— Non, pas vraiment. J’aime bien bouger et j’avais envie d’être au calme, de privilégier la qualité de vie.
« Il la joue serré. Monsieur ne se livre pas facilement. Mais compte sur moi, tu ne quitteras pas l’appart sans avoir répondu à quelques questions comme : d’où vient ton nom rigolo ? Qu’est-ce qu’il y a dans ton sac à dos ? Est-ce que tu m’aimes ? »
La soirée débute bien. On parle. Tout se passe comme je l’avais rêvé, sauf que Ric ne révèle pas grand-chose sur lui-même. Les coquilles sont parfaites, comme son visage. Il se détend, moi aussi. On parle de films, de cuisine, de voyages. On rigole de plus en plus spontanément. Ça ne change rien à son rire mais, par contre, le mien ressemble de plus en plus à celui d’une hyène qui s’est coincé la patte dans un escalator. Je vois qu’il m’observe. Je m’efforce de ne pas le regarder autant que j’en ai envie. Il sauce son assiette et je crois que je suis en train de tomber vraiment amoureuse.
Je voudrais que cette soirée ne finisse jamais, je voudrais encore qu’il me raconte le vent sur son visage quand il faisait de la voile, qu’il me dise ce qu’il espère de son futur. Parfois, ses silences et ses hésitations montrent qu’il n’est pas habitué à parler. Avec moi, il parle. C’est à moi qu’il sourit, même si je devine que parfois ses pensées l’entraînent plus loin que les quelques mots qu’il prononce. Si je me fiais à ce que je ressens au plus profond de moi, je jurerais que cet homme a un secret. Si un jour il me le confie, alors nos destins seront à jamais scellés. Je voudrais que cette soirée ne soit que le début, que l’on ne se quitte jamais. Je veux toujours ressentir ce que je vis à cet instant, l’envie de tout donner à celui qui m’acceptera.
Pourtant, la malédiction et le destin ont décidé de me gâcher encore une fois mon bonheur. La violence de l’explosion nous a fait tomber de nos chaises tous les deux.