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Ma vie sans Ric. Comment vous dire ? Je pense encore plus à lui que quand il est dans les parages. Il nous est déjà arrivé de ne pas nous voir, mais je pouvais au moins espérer l’apercevoir, le croiser. Là, je sais que ça n’arrivera pas et j’ai peur que ça n’arrive plus malgré ce qu’il m’a dit.

Son baiser n’en finit pas de provoquer une onde de choc jusque dans les recoins les plus reculés de mon esprit et de mon cœur. Me l’a-t-il donné pour avouer ses sentiments ou comme un cadeau d’adieu ?

Ses mots me reviennent sans cesse : « Ensuite je serai libre. » Qu’a-t-il voulu dire ?

J’ai l’impression qu’en partant, il m’a confié la garde du monde, alors j’essaie d’en être digne. Pour vous dire à quel point je fais des efforts, je suis à deux doigts d’adopter un des chatons que propose l’annonce accrochée à notre vitrine. Dans chacun de mes actes, même les plus anodins, j’essaie d’être irréprochable, de lui faire honneur, de me comporter comme s’il pouvait tout voir, tout entendre, pour qu’il soit fier de moi. Une fois, j’ai entendu Mme Bergerot dire quelque chose dans le même genre. Elle parlait de son défunt mari. Je voudrais bien en discuter avec elle, mais ces douleurs-là sont trop intimes pour être mises en commun. Ma grand-mère avait coutume de dire que les joies partagées sont multipliées alors que les peines partagées sont divisées. Mme Roudan aurait sans doute ajouté que nulle douleur n’atteint celui qui console. Ce n’est pas toujours vrai, alors le plus souvent, chacun porte son fardeau.

Le premier soir, lorsque je pénètre dans son appartement, j’éprouve un sentiment étrange. L’impression qu’il est là, qu’il m’observe. Il n’y a pas un bruit. J’avance sur la pointe des pieds comme si j’étais une impie dans un sanctuaire. Je vérifie le sol de la cuisine, il est sec. J’ouvre le placard sous l’évier. Quelques flacons de produits d’entretien ont remplacé les outils aperçus lors de notre mémorable soirée. Qu’est-ce qu’il a pu en faire ? Il est peut-être parti avec pour accomplir ce qu’il prépare en douce.

Je me retourne, j’observe son intérieur. Tout est fonctionnel, rangé, propre. Aucune photo, aucun objet superflu qui pourrait témoigner de ses goûts ou de son histoire. J’ose à peine regarder tellement j’ai l’impression d’être indiscrète. Pourtant, je me pose tant de questions sur ce qu’il ne dit pas, sur ce qu’il est vraiment… Les réponses sont sans doute là, à l’intérieur des placards, dans l’ordinateur portable, dans ces dossiers soigneusement empilés. Je suis tentée de jeter un œil mais j’en suis incapable. J’aurais l’impression de le trahir, d’abuser de la confiance qu’il a placée en moi. Soudain, une question me vient : m’a-t-il confié ses clés parce qu’il craignait vraiment une fuite ou parce qu’il me teste ? Si ça se trouve, son appart est truffé de micros et de caméras et, en ce moment même, il m’observe. Mon Dieu, je ne suis même pas coiffée !

J’étudie soigneusement le robinet d’arrêt et, à haute voix, je déclare avec l’exécrable talent d’une mauvaise actrice qui articule trop :

— Impeccable, ça ne fuit pas. Je suis bien contente pour Ric.

Je quitte son logement aussi vite que possible. Une fois sur le palier, je reprends ma respiration. Je suis appuyée dos au mur, comme un bandit en cavale qui profite d’un peu de répit. Tout à coup, je me dis qu’il a peut-être aussi mis des systèmes de surveillance pour protéger sa porte. Je me redresse dans une décharge d’adrénaline.

— Ouh ! là, là ! Qu’est-ce qu’il fait chaud ! dis-je à haute voix.

Où a-t-il bien pu cacher ses caméras ?

J’étais déjà folle, je deviens en plus paranoïaque. Quelle nana irrésistible je fais. Mais ce soir, j’ai appris une chose inédite pour moi : ce n’est pas quelque chose qui me manque, c’est quelqu’un.

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