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C’est magnifique, une orque qui plonge dans l’eau. La fascinante puissance de l’animal, la fluidité et la précision avec lesquelles il fend les flots pour ensuite s’élancer vers sa proie. Mais qu’est-ce qu’on en a à battre quand on vient de se faire larguer ?

Je m’appelle Julie Tournelle, j’ai vingt-huit ans et je flippe. Pas à cause de l’orque qui nous fonce dessus, mais parce que, pour le moment, cette vie ne se déroule pas vraiment comme on me l’avait décrite. Ce qui est certain, c’est que je n’aurais jamais dû accepter cette invitation dans le Sud. Je me suis encore fait avoir. Carole m’avait dit : « Descends nous voir, ça te fera du bien. Ça fait longtemps qu’on n’a pas passé un week-end ensemble. On aura le temps de parler. Et puis tu verras ta filleule. Elle a bien grandi, elle est craquante, ça lui fera plaisir. Allez, viens ! »

C’est vrai que Cindy a bien grandi, et je crois que ce n’est qu’un début. Normal, elle a neuf ans. C’est vrai aussi qu’elle est craquante, mais puisque j’ai promis de vous dire toute la vérité, je dois préciser que le côté « craquant » ne survit pas à la première matinée de vie commune. C’est bizarre que je puisse dire ça, parce que j’adore les enfants. Enfin je crois que j’adorerai les miens, si un jour j’en ai. Et c’est ainsi qu’un beau samedi du mois d’août, vous vous retrouvez à Antibes, dans un parc d’attractions aquatique coincé entre deux autoroutes, avec quelques milliers d’autres personnes, pour voir des gros poissons enfermés dans des gros bassins qui sautent sur des petites sardines. Il fait déjà chaud, le bitume colle et le prix de la bouteille d’eau est indexé sur le baril de pétrole. Vous remontez le parking, rempli de familiales avec des sièges bébé, et vous vous demandez ce que vous faites là. La réponse vient assez rapidement quand arrive le moment d’offrir une barbe à papa à Cindy. Je gardais un bon souvenir des barbes à papa. Petite, je trouvais juste que ça collait un peu aux lèvres. Papa, maman, je vous dois des excuses : les barbes à papa sont une horreur, une épreuve, une abomination. Non seulement c’est toujours trop énorme pour qu’un enfant puisse les finir, mais en plus vous vous en mettez partout. Ça ne colle pas qu’aux lèvres, mais aussi au nez, aux vêtements, aux cheveux. Le pire, c’est quand, dans la file d’attente, un grand type m’a poussée sur Cindy et que sa barbe à papa s’est plaquée sur mon joli top clair. Une gentille dame m’a dit que ça s’appelait « la malédiction Spiderman », rapport à la toile d’araignée qui glue. Et dire qu’on n’était même pas encore entrées dans le parc…

Avant le grand spectacle des dauphins, on s’est farci les petits pavillons pédagogiques avec des bestioles qui nagent et des panneaux qui expliquent. « Les animaux sont nos amis », « Nous sommes responsables d’eux », « La Terre est en danger ». C’est vrai. Mais un jour comme celui-là, bien sombre pour moi malgré le soleil, je suis tentée de dire que moi aussi je suis en danger, et pourtant personne n’en fait des panneaux.

— Oh, regarde, marraine : la tortue, elle s’appelle Julie ! Comme toi !

— Elle a tes yeux, ajoute Carole, hilare. Par contre, on dirait qu’elle a réussi à garder son mec, elle…

Je ne sais pas d’où vient le sursaut d’énergie qui vous permet de sourire à ce genre de blague alors que vous avez seulement envie de pleurer. C’est sans doute la même force que celle qui vous empêche de flanquer une grande baffe à votre amie pour son humour si douloureux. Il fait chaud, Cindy a soif, Cindy veut des peluches, et moi je voudrais mourir.

Le reste du week-end n’est qu’une longue descente aux enfers. Vous êtes invitée dans une vraie famille, avec la maison posée au milieu des fleurs, le break garé devant, les jouets qui traînent dans le salon, les photos sur les murs, les petites blagues qu’ils sont les seuls à comprendre. Et malgré toute la gentillesse dont ils font preuve, vous vous sentez étrangère à ce monde d’affection si banal pour ceux qui ont la chance de le vivre.

Cindy me joue un morceau de flûte. Je ne reconnais pas. À la claire fontaine massacré ? L’Hymne à la joie trahi et bousillé ? Non. Le générique de la nouvelle série du boutonneux californien qui tapisse les murs de sa chambre. Après, il y a eu la dégustation de cookies brûlés. Si un jour j’ai un cancer, je saurai d’où ça vient. Ensuite, on a joué à « Maquille-moi ». J’aurais dû lui mettre plus de mascara autour des trous de nez parce qu’elle ne s’est pas gênée pour me coller du rouge à lèvres jusqu’au fond des oreilles.

Pourtant, ce n’était pas le pire. Carole n’avait pas menti : on a parlé.

— C’est presque une chance que Didier soit parti. Ce n’était pas un homme pour toi. Il aura toujours dix ans dans sa tête et tu l’aurais eu à charge toute ta vie.

Notez bien que si vous remplacez « Didier » par « Donovan » et que vous ajoutez « il n’en voulait qu’à ta fortune » à la fin, on dirait le dialogue d’une série américaine. Merci Carole. Tu m’as vraiment aidée.

J’ai pleuré pendant la totalité du trajet de retour en train. J’ai tout essayé pour tenter de me changer les idées. À la gare, dans un accès de faiblesse, j’ai acheté la revue qui parle des bourrelets et des cures de désintoxication des stars. Je n’ai jamais pu comprendre que l’on puisse faire un article sur les enfants qui meurent de faim et que, sur la page d’en face, on vous aligne des top models dans des voitures de luxe en vous vantant les mérites de stupides chiffons importables dont le prix représente six mille ans de salaire pour les petits bouts de chou qui sont peut-être morts depuis que l’article a paru. Qui sommes-nous pour accepter ça ? J’ai tourné les pages jusqu’à l’horoscope. « Lion : sachez écouter votre conjoint sinon le ton va monter. » Quel conjoint ? L’écouter, je n’ai fait que ça, et pour quel résultat… « Santé : évitez les abus de chocolat. » « Travail : On va vous faire une offre que vous ne pourrez pas refuser. » C’est ce qui s’appelle une révélation fracassante. Franchement, je voudrais bien savoir comment on lit dans les astres qu’il ne faut pas abuser du chocolat. Je ne crois pas que Pluton ou Jupiter puissent me dire ce que je dois manger, et ceux qui prétendent le contraire sont au minimum des charlatans. Je n’arrive pas non plus à m’intéresser aux ragots sur des pseudo-stars qui font des déclarations époustouflantes du genre : « Je suis prête à tout pour être heureuse » ou « J’adore quand on m’aime ». J’ai abandonné la revue.

Ensuite, j’ai essayé de comprendre ce que Cindy avait voulu dessiner sur le joli coloriage qu’elle m’avait offert juste avant mon départ. Un chat écrasé dans un Tupperware ? Un acarien au microscope ? Mais rien n’y a fait. J’ai pleuré. Je pensais à Didier. Je me demandais ce qu’il pouvait bien faire à cet instant précis. À quoi avait-il passé son week-end ? Il m’avait plaquée seulement deux semaines plus tôt mais j’étais certaine qu’il avait déjà retrouvé quelqu’un. Un musicien, motard et beau gosse, ça ne reste jamais longtemps célibataire. Il m’a bien eue, celui-là. Quelle ordure, quand j’y pense ! Je l’ai connu à un concert. Pas au Zénith, mais à la salle des fêtes de Saint-Martin, le village d’à côté. Il était chanteur dans un groupe de rock alternatif, les Music Storm. Rien qu’au nom, j’aurais dû me méfier. J’étais avec deux copines. On avait eu des places gratuites, alors on est allées voir. Le son était trop fort, j’en avais les yeux qui sautaient. C’était minable, mais Didier était là, debout dans la lumière, au milieu de ses hystériques de copains qui se prenaient pour des rock stars. Il chantait dans un anglais très approximatif, mais il était beau. Le premier truc que j’ai remarqué, ce sont ses fesses. Ma copine Sophie dit toujours qu’il n’y a que les mauvais garçons pour avoir de belles fesses, et Didier en avait de magnifiques. Après le concert, j’ai vu ses yeux, et tout est allé très vite. Je ne sais toujours pas pourquoi, mais il m’a séduite. Un quart artiste maudit, un quart ado survolté, et une moitié que j’identifiais mal. Un vrai coup de foudre. Quel pourri… On devrait toujours se rappeler de ce qui nous plaît chez les gens en premier. J’aurais dû m’en tenir à ses fesses. On est sortis ensemble, je l’ai suivi à tous ses concerts. J’avais passé vingt-six ans sans jamais mettre les pieds dans un café et, en trois mois, j’ai connu tous ceux de la région. Pour lui, j’ai laissé tomber mes amies. Il me disait qu’il avait besoin de moi. Le pire, c’était lorsqu’il « écrivait ». Il était d’une humeur de chien, sauf avec les autres. Il pouvait rester des heures devant la télé sans bouger puis, d’un seul coup, il s’énervait. Il partait faire un tour à moto, il fallait qu’on aille lui acheter des fringues. J’ai toujours entendu dire que les artistes en création traversent ce genre de phases. Je crois que c’est vrai, sauf pour ceux qui ont du talent. On passait tout notre temps ensemble. Je l’écoutais me raconter les milliers de choses qu’il allait faire, je l’observais feuilleter ses revues de motos, je le regardais me faire l’amour quand il en avait envie, je le dévisageais cherchant l’inspiration sur n’importe quoi — Internet ou les paquets de Miel Pops. Qu’est-ce que ça peut inspirer, la composition des Miel Pops ? Ce que j’ai pu être bête… Pour l’aider, j’ai fini par lâcher mes études et j’ai pris un boulot vite fait dans une banque, au Crédit Commercial du Centre. Le jour, je me coltinais des séminaires de motivation pour apprendre à mieux fourguer n’importe quoi à des clients déjà ruinés, et le soir, c’était concerts et crises de nerfs. Je ne vous raconte pas le soir où, pris d’un délire mégalomaniaque à la fin du deuxième refrain, Didier s’est jeté dans « son » public pour se faire porter comme une rock star, sauf que, dans la petite salle des fêtes de Monjouilloux, les vingt pelés présents se sont écartés et qu’il s’est écrasé par terre comme un vieux yaourt. J’aurais dû y voir un signe.

Logiquement, Didier est venu emménager chez moi. Je payais tout. Il me traitait comme une groupie. Je m’en rendais bien compte mais je lui trouvais à chaque fois des excuses. L’histoire a duré deux ans. Je me disais bien qu’on ne pourrait pas passer notre vie ensemble mais souvent, je vous l’ai déjà avoué, j’ai du mal à affronter la réalité bien en face. Alors voilà, le chanteur est parti et je reste prisonnière de ce boulot alimentaire dans cette banque « qui est la seule à être honnête ». À partir de là, tout s’est effondré. D’abord la solitude, puis les soirées avec d’autres copines célibataires. On joue à des jeux débiles, on se fait croire qu’on est libres et que la vie est vachement mieux sans ces abrutis de mecs. On se répète ces discours qui ne tiennent plus dès que l’une d’entre nous tombe enfin amoureuse. On se rassure comme on peut. Je dis « l’une d’entre nous », mais c’était plutôt « l’une d’entre elles », parce que pour moi ce fut la traversée du désert. Rien, nada, que dalle, oualou. On était de moins en moins nombreuses à ces soirées. Parfois, des anciennes revenaient. Un club de plaquées. Finalement, quand j’y repense, le plus touchant, c’était ce qu’on ne se disait pas. Ces regards qui allaient au-delà de la comédie que l’on se joue pour tenir. Il y avait une sorte d’affection compatissante, maladroite, sourde, mais réelle. Ce n’était pas pour les jeux idiots que l’on revenait, c’était pour ça, pour cette solidarité pleine de pudeur. Et quand on rentre chez soi, seule, les vraies questions vous attendent : Ai-je déjà été amoureuse ? Mon tour viendra-t-il ? Est-ce que l’amour existe vraiment ?

En sortant de la gare après avoir pleuré deux heures et dix-sept minutes dans le train, j’en étais là. J’ai traversé la moitié de la ville à pied. C’était une belle soirée d’été. J’avais hâte de retrouver ma rue, mon petit monde, mais le sort n’en avait pas fini avec moi. On croit connaître son environnement, pourtant parfois il suffit qu’un détail change et vous ne vous doutez pas que c’est toute votre vie qui va y passer. Et ça, on ne le voit jamais venir.

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