Ce n’est pas facile, mais j’ai promis d’être honnête avec vous. Alors voilà : à partir de cette soirée-là, j’ai vécu comme un animal, en proie à l’obsession maladive de tenter de l’apercevoir. J’allais au boulot comme un zombie. Je ne savais même pas à qui je parlais. Je disais oui à tout le monde. Je ne payais même plus mes factures… Ça a duré toute une journée.
Pour la deuxième soirée consécutive, je suis rentrée en courant, j’ai vérifié qu’il y avait du courrier dans sa boîte aux lettres. J’ai même perfectionné la technique. Je soulève le volet de la fente et j’éclaire avec une petite lampe électrique pour bien vérifier que ce ne sont pas les mêmes lettres que la veille. Une vraie folle ! Si Hitchcock m’avait connue, il aurait fait de moi son plus grand film. Je suis en planque permanente derrière ma porte. Je ne mange plus. Je me retiens d’aller aux toilettes. C’est épouvantable, mais j’ai même hésité à installer un pot de chambre près du judas. Mais je vous jure que je ne l’ai pas fait.
J’ai pris mon poste à 18 h 15 et, jusqu’à 23 h 30, je ne l’ai plus quitté. Une vie de garde-frontière en Corée. J’ai vécu l’enfer de l’attente, l’exaltation de la minuterie qui s’allume, l’excitation des pas dans l’escalier. À chaque arrivée, l’espoir, les mains moites, l’adrénaline, l’œil qui fatigue à force de voir le monde comme une truite. Et, tout à coup, l’apparition, avec à chaque fois une hystérie intérieure comparable à celle éprouvée à mon sixième Noël, lorsque je déballais mes paquets en espérant découvrir la poupée qui crie « youpi ! ».
J’en ai vu passer des gens. M. Hoffman, qui siffle tout le temps la même chanson, Mme Roudan, encore avec sa poussette, le prof de gym du quatrième qui se prend pour un dieu vivant même quand il est seul dans l’escalier. Je ne décollais plus de la porte. J’avais la marque des moulures gravée dans la joue. Je pourrais vous réciter la liste des va-et-vient de tout l’immeuble, minute par minute. Tout cela m’a au moins appris une chose : le mauvais sort existe. Parce que figurez-vous que pendant ces longues heures d’affût, il est passé plusieurs fois, M. Patatras, mais à chaque fois, Dieu m’a fait payer quelque chose.
La première fois, il était passé dans le noir. Ce soir-là, il est monté avec un grand carton qui le cachait à moitié. J’ai vu ses jambes, ses pieds et quatre doigts. Quand il est repassé, c’est ma mère qui a téléphoné. Notre conversation a duré dix secondes, mais ça m’a distraite et il en a profité. Une vraie malédiction.
Je ne vais pas vous faire lanterner. J’ai fini par le voir, mais rien que d’y penser, ça me fait encore mal. C’était le troisième jour et, comme chaque matin, je suis passée par la boulangerie prendre un croissant avant d’aller à l’agence.
— Bonjour Julie. Tu marches mieux aujourd’hui.
— Bonjour madame Bergerot. Ça va mieux, en effet.
Je ne sais pas comment elle fait. Toujours la même énergie, le même sourire, la même attention sincère portée aux gens. C’est une des seules femmes que j’aie vue vraiment amoureuse de son mari. Lui faisait le pain, elle le vendait. Et puis voilà trois ans, brutalement, il est mort. Un infarctus, cinquante-cinq ans. C’est la seule fois où je l’ai vue pleurer. Le lendemain de l’enterrement, elle a ouvert. Elle n’avait rien à vendre, mais elle a ouvert. Ça a duré une semaine. Les clients venaient. Elle était derrière sa caisse comme d’habitude, mais désemparée. On lui disait un petit mot, on osait à peine regarder les présentoirs vides. Pendant quinze jours, dans le quartier, personne n’a mangé de pain. C’est aussi pour cela que j’aime cet endroit. Mohamed n’en a pas profité pour vendre des biscottes ou faire dépôt. Il la surveillait du coin de l’œil, à travers la vitrine. C’est lui qui a fait passer une annonce et, un mois plus tard, elle embauchait Julien, le nouveau boulanger. Il est jeune et le pain est meilleur, mais personne ne le lui dira jamais.
Ce matin, comme d’habitude, ça sentait les viennoiseries chaudes. Vanessa, la vendeuse, alignait les croissants dans les vitrines. J’ai toujours adoré ce parfum délicieux et unique. À chaque fournée, ça embaume jusque dans la rue. J’aurais donné n’importe quoi pour habiter l’appartement au-dessus et respirer ce parfum-là tout le temps par les fenêtres ouvertes. On a échangé trois mots et Mme Bergerot m’a emballé mon croissant. Au moment où j’allais lui dire au revoir et sortir, elle m’a retenue :
— Attends, je vais venir avec toi. Il faut que je dise deux mots à Mohamed, il a encore empiété sur mon trottoir avec ses légumes.
— Je peux lui dire, si vous voulez.
— Non, ça me fait un peu d’exercice, et puis j’essaie de lui faire comprendre que ce n’est pas bien de coloniser les terres des autres.
— Je crois qu’il sera d’accord avec vous, madame Bergerot…
— Alors pourquoi il met ses légumes contre ma publicité pour les glaces ?
Elle m’a suivie dehors et j’ai cru qu’elle allait se lancer dans une de ses tirades économico-politiques dont elle matraque le pauvre Mohamed. On dirait deux multinationales qui se disputent des marchés de plusieurs milliards de dollars.
Changeant complètement de sujet, tout à coup, elle a lâché :
— Au fait, il est mignon le nouveau dans ton immeuble.
— Qui ?
— Monsieur… Pataillas.
J’ai cru que j’allais m’étouffer.
« Soyez précise. Il s’appelle Patatras. Décrivez-le-moi en détail, immédiatement. Vous n’avez pas une photo ? Personne n’a attendu cet homme autant que je l’ai fait. Tous les soirs, je poireaute à la maison pour lui. Pourquoi serais-je la seule à ne pas le voir ? Bon sang, je vais être la dernière à découvrir son visage alors que j’ai sûrement été la première à me moquer de son nom. »
Je me contiens :
— Ah bon. Et il est sympa ?
— Je trouve qu’il a un petit charme. Il part après toi le matin, mais tu le croiseras sûrement bientôt.
Cette phrase-là m’a rendue dingue. Est-ce que je suis du genre à me satisfaire d’un « bientôt » ? Je me suis alors fixé un ultimatum. Le soir même, par n’importe quel moyen, je le verrais. S’il le fallait, je ferais la morte dans l’escalier jusqu’à ce qu’il rentre et qu’il me trouve. Je camperais sur son palier en jouant les amnésiques aveugles, ou mieux, j’irais sonner à sa porte pour vendre des calendriers avec six mois d’avance, histoire de prendre les pompiers et les éboueurs de vitesse. Peu importe comment, mais je me suis fait le serment solennel que je n’attendrais pas une soirée de plus l’œil collé à la porte.
Je n’ai même pas entendu Mohamed et Mme Bergerot se chamailler comme ils le font tous les jours. Je suis partie à l’agence comme on monte au front. Ce jour-là, j’ai dit non à tout le monde. À l’heure pile, j’ai rangé mon bureau et je suis rentrée comme une fusée. C’est en arrivant que le drame a eu lieu.