Dans les semaines qui ont suivi, quelque chose a changé. Depuis cette soirée, tous ceux qui ont participé à l’opération partagent un lien encore plus fort, un secret. Comme dirait Xavier, on est tous des vétérans.
Avec Ric, on se téléphone presque tous les jours lorsqu’on ne se voit pas. Et là, je suis tentée d’envoyer le générique de notre grande émission-débat dont le thème de ce soir sera : « À partir de quand est-il raisonnable de s’attendre à ce qu’un garçon vous embrasse vraiment ou même tente de vous faire l’amour ? » Parmi les invités, nous avons un prof de gym qui se prend pour un dieu, spécialiste de la psychologie masculine ; Géraldine Dagoin, experte ès trombones ; un commercial avec sa pelle et son puits, et un chat.
Je redoute que ce qui se dessine actuellement entre Ric et moi soit la pire des options possibles. J’ai peur qu’à force de démonter des panneaux de bois, de colmater des ballons d’eau chaude et d’éviter des incendies, nous devenions de super amis, les meilleurs potes du monde — mais rien d’autre. Nos activités n’ont rien de commun avec celles des jeunes gens qui flirtent. Il y a bien eu le concert, mais si je devais le qualifier, ce ne serait pas l’adjectif « romantique » qui me viendrait en premier. Que dois-je faire ?
À la boulangerie, je suis maintenant au point pour le service. Je m’entends très bien avec l’équipe, qui ne regrette pas Vanessa. Denis vient me chercher pour goûter ses nouvelles recettes, Nicolas m’apprend de nouveaux mots, ce qui m’a permis de traiter M. Calant de « dégueugnoble » en lui faisant croire que cet adjectif théoriquement élogieux s’appliquait autrefois aux plus titrés des nobles de notre région. Même Mme Bergerot était écroulée de rire…
Désormais, en vendeuse un peu plus dégourdie, je peux à la fois emballer les gâteaux les plus complexes tout en écoutant les ragots et rumeurs qui s’échangent à longueur de journée dans la boutique. Par exemple, quelques jours après notre opération XAV-1, certains clients ont commencé à raconter que des malfrats avaient défoncé les grilles du jardin public pour échapper à la police et que leur voiture s’était mystérieusement volatilisée aux deux tiers de la grande allée latérale. Mme Touna a même certifié que les traces de dérapage y étaient encore visibles. Quelques jours plus tard, on a entendu parler d’une histoire d’ovni qui aurait survolé notre ville cette nuit-là, certains affirmant même avoir clairement distingué un vaisseau spatial énorme et noir en train de faire du rase-mottes dans les allées du jardin, sans doute pour prélever des échantillons de notre faune et de notre flore. On va certainement en rire un bon moment.
Finalement, ce métier est un fabuleux poste d’observation pour qui s’intéresse à ses semblables. On y voit défiler nos congénères tels qu’en eux-mêmes. Ce ne sont pas des vendeuses qu’il faudrait dans les boulangeries, mais des chercheurs en anthropologie et des spécialistes en psychologie. Pas la peine d’attendre qu’une civilisation ait disparu pour essayer de la comprendre à travers ce que l’on déterre de ses restes. Si vous voulez capter la réalité des individus et de notre espèce, vous n’avez qu’à vendre du pain à longueur de journée.
De ma place, je n’ai ni l’envie ni la prétention de juger tout ce que j’entends. Mais j’apprends. Parfois, je suis bouleversée ou choquée, mais au-delà des anecdotes, c’est une définition des humains bien plus large et finalement assez simple qui se dessine en moi. L’intelligence est sans doute un facteur important, comme l’éducation et le physique, mais plus que tout, les gens se déterminent grâce à ce qu’ils choisissent librement de faire ou de confier. Le résultat, bien qu’infini, se répartit assez naturellement entre deux grands pôles. À force de voir défiler tout le monde, tous les âges et toutes les conditions, je m’aperçois que l’on peut partager le genre humain entre ceux qui sont faits pour aimer et ceux qui ne comprennent même pas ce que cela veut dire. Les affectifs et les autres. Depuis, je m’amuse à lire les gens à travers ce filtre. Le résultat est étonnant. Il se traduit aussi bien dans la façon d’être que dans la façon d’agir. De la manière dont une personne vous regarde à la façon dont elle traite sa monnaie, tout est un témoin. Du plus petit bonjour à la porte que l’on referme au nez de celui qui est derrière. Certains ont beau se cacher sous leurs faux airs de dur, ils ont des cœurs en or. D’autres peuvent bien tenter de se faire passer pour des gentils, ils ne pensent qu’à leurs intérêts. Même moi j’ai trouvé ça simpliste au départ ; pourtant, essayez, vous verrez que ça marche.
Immanquablement, je me pose la question au sujet de ceux que je connais — Sophie, Mme Roudan, Mohamed, mes parents, Xavier et le cas qui me touche le plus : Ric.
Comme à chaque fois, rien n’est ni tout noir ni tout blanc, mais il me paraît encore plus difficile d’avoir un avis tranché sur lui. Est-ce parce que ma théorie est stupide ou parce qu’il ne se livre pas assez ? Ses actes et ses comportements le révèlent comme quelqu’un de gentil. Pourtant, il est clair qu’il ne dit pas tout. Réfléchis, Julie, de la réponse dépend sans doute une bonne part de ta vie…
Le soir, lorsque Ric a demandé à passer me voir, je peux vous dire que je me suis imaginé tout et n’importe quoi. Dans ma tête, histoire de ne pas être prise au dépourvu, j’avais réfléchi à une réponse pour chaque cas de figure possible :
« On pourrait peut-être se faire un resto ? »
C’est oui.
« On pourrait sortir ensemble ? »
C’est oui.
« Je pourrais peut-être t’embrasser là et là ? »
C’est oui.
« Tu n’as pas chaud avec ta robe légère ? »
C’est oui.
« Veux-tu m’épouser ? »
C’est oui.
Autant vous dire que j’étais prête à tout. Mais vous connaissez le don qu’ont les hommes pour nous surprendre…