Je sais ce que ma grand-mère aurait dit. D’ailleurs, elle aurait eu le choix. En épluchant ses carottes, elle aurait pu déclarer : « Le crime ne paie pas » ou « L’addition tombe toujours » ou encore « Bien mal acquis ne profite jamais » et même « La gorgone peut pétrifier le juste mais son âme s’envolera quand même comme un papillon ».
Toujours est-il que, quand ça a pété dans mon appart, j’ai envoyé valser mon assiette en m’écroulant de ma chaise. Ric, lui, s’est spontanément baissé en faisant face au danger et il a bondi vers moi pour me protéger. Enfin, je l’ai percé à jour : c’est un agent secret, le meilleur dans sa partie, qui fuit un passé trop lourd et tente de refaire sa vie.
La déflagration a eu lieu dans ma chambre. C’est l’ordinateur qui a littéralement explosé. Il y a de la fumée, quelques flammes et, surtout, ça pue le plastique brûlé jusqu’à suffoquer.
Ric attrape en vitesse un torchon et le passe sous le robinet.
— Ouvre les fenêtres. Il ne faut pas respirer ça.
Il se précipite vers l’engin infernal, arrache le cordon d’alimentation, éloigne mes affaires et recouvre l’appareil de son torchon trempé. Je tremble comme une feuille. Je m’approche en prenant garde de rester derrière lui.
— Il n’aura pas marché longtemps, plaisante Ric pour détendre l’atmosphère enfumée.
Il se penche vers l’ordi. L’arrière de la tour est éventré. Les bords sont tout noirs, comme si on avait tiré à la roquette dessus.
— La vache, cette fois je ne vais pas réussir à le réparer en le redémarrant. Tu fais des sauvegardes sur un disque externe ?
— De temps en temps, oui.
— Ta présentation était toujours dedans ?
— J’en ai une copie à l’agence…
« Même mourante, elle ment encore. »
— Vu les dégâts, ça m’étonnerait que l’on puisse sauver le disque dur. La dernière fois que j’ai vu ça, c’était pendant mes études. Un petit rigolo s’était amusé à bidouiller les circuits d’alimentation électrique et tout avait explosé. Exactement comme ça.
Il se rend compte que je frissonne. Il me saisit les mains.
— Julie, tout va bien. C’est fini. Il n’explosera pas deux fois. Par contre, tu devrais aller respirer de l’air frais à la cuisine parce que c’est un truc à s’intoxiquer. Je ne veux pas finir la soirée aux urgences.
J’obéis. Mine de rien, je demande :
— Qu’est-ce qu’il avait fait, ton copain, sur l’alimentation ?
— Il avait abîmé un minuscule composant, une résistance de rien du tout. Sur ce genre de machine, la taille des éléments n’a aucun rapport avec leur importance. L’incident nous a au moins permis à tous d’apprendre ça et de ne jamais l’oublier.
« Toi aussi Julie, tu as appris un truc. Tu viens d’inventer la bombe à retardement qui explose quand ça lui chante. »
Ric observe la machine d’encore plus près.
— Aurais-tu une lampe électrique ?
Il se redresse, me sourit et ajoute :
— Bien sûr que tu en as une, tu y tiens même beaucoup…
Je voudrais disparaître dans un trou de souris. Ma soirée de rêve est en train de se transformer en enquête de police scientifique après un attentat. Je vais avoir besoin de la cellule psychologique. Si je lui donne la lampe qui m’a valu de me coincer la main dans sa boîte aux lettres, il risque de voir le composant que j’ai saboté pour l’attirer chez moi. Vous saisissez l’horreur et le ridicule de ma situation ?
Je fais celle qui n’a rien entendu et je reste à humer l’air frais à la fenêtre de la cuisine, tel le chien qui sort la tête à la portière de la voiture, grisé par le vent, avec la langue qui pend. Ric a la bonté de ne pas insister et demande simplement :
— Tu éteins ton ordinateur la nuit ?
— Pas toujours.
— Alors tu as une sacrée chance, parce que la même déflagration en plein sommeil et tu étais bonne pour la crise cardiaque, avec peut-être un feu de couverture en prime.
« Ben voyons, j’ai eu de la chance… Notre premier rendez-vous vire à la scène de guerre. Si c’est pas du bol, ça… »
Il ajoute :
— On pourra toujours raconter que, pour notre premier repas, on a fait des étincelles ! Mais avec cette odeur et cette fumée douteuse, il me paraît difficile…
— On ne va pas se quitter comme ça !
Cri du cœur intempestif. Je sais que je n’aurais pas dû mais c’est sorti tout seul. Ses deux dernières coquilles doivent être froides, les miennes sont collées au mur avec l’assiette éclatée juste en dessous. La belle ambiance de complicité s’est évanouie et mon appartement pue. Je bascule dans la dépression.
Il ressort de la chambre :
— Si tu veux, on peut emporter ton délicieux dîner et aller le finir chez moi.
La reconnaissance me submerge. Même si c’est un ancien espion en fuite, jamais je ne le dénoncerai. Je suis prête à jurer que j’ai passé la nuit avec lui pour lui servir d’alibi. Je suis même prête à passer réellement la nuit avec lui pour que ça fasse plus vrai.
On rassemble tout sur un plateau et on monte chez lui. Il fait de la place sur la table, on rigole bien. On dirait deux gamins qui pique-niquent en douce.
— Désolé, dit-il, je n’ai pas de belle nappe et mes verres sont nuls, mais au moins on va pouvoir finir sans masque à gaz.
On s’assoit et le miracle a lieu. On parle à nouveau, tout revient comme si l’ordinateur n’avait pas explosé. À un moment, je me crois encore tellement dans la continuité du début de soirée que je me lève pour aller à mon frigo, mais je me retrouve devant la porte de ses toilettes.
Il éclate de rire. Cette fois, il n’y a rien d’apprêté dans son rire. Il résonne sincère, puissant, instinctif. Tout ce que j’aime.
— Laisse, dit-il, je vais le sortir, ton gâteau.
Je regagne ma chaise et je le regarde faire. Il dispose le beau fraisier sur un de ses plats. Ce gâteau, c’est mon premier salaire de boulangère. Mme Bergerot me l’a offert en remerciement de ma matinée de travail de dimanche. En me tendant la boîte tout à l’heure, elle m’a dit qu’elle pensait que je ferais sans doute une excellente vendeuse et qu’en attendant que je trouve ma voie, elle serait heureuse de faire un bout de chemin avec moi. Ce fraisier n’est pas qu’un simple gâteau, il représente ma chance, le fruit de mon travail, et je vais le partager avec Ric.
— Et à l’école, tu étais plutôt un bon élève ou un cancre ?
— Un petit gars sérieux. J’aimais bien rire, mais ce n’était pas moi qui faisais le clown. Il faut dire qu’à la maison, ce n’était pas facile…
Il s’interrompt. Il se lève pour se donner une contenance mais je vois bien qu’il n’est pas à l’aise, comme s’il avait trop parlé. Oui, c’est ça, on dirait qu’il en a trop dit et qu’il est embarrassé. Quand j’étais dans le même cas, lui s’est toujours montré élégant. Je lui dois bien un coup de main. Je reprends :
— Moi, j’ai redoublé une seule fois, en seconde.
— À cause de quelle matière ?
« Les garçons. »
— Un peu les maths, mais surtout la discipline.
— Toi, indisciplinée ?
— Eh oui, monsieur !
Il dispose les assiettes à dessert en riant. Soudain, il se fige. Il n’a pourtant rien dit qui puisse poser problème. Il tend l’oreille.
— Tu n’entends rien ?
— Qu’est-ce que je suis censée entendre ?
Il tourne les talons et fonce dans sa salle de bains. Il disparaît derrière la porte qui se referme toute seule.
Je l’entends grogner. Je perçois un bruit impossible à identifier. Il jure. Aucun doute : c’est bien lui qui s’était fait mal dans l’escalier quand la lumière s’était éteinte.
— Julie !
J’accours. Je n’ose pas ouvrir la porte. Je demande :
— Tu veux que j’entre ?
— Oui, s’il te plaît.
Cette fois, j’entends le bruit. Je pousse la porte et je découvre Ric, debout dans sa baignoire, aux prises avec un tuyau de son ballon d’eau chaude suspendu au mur qui lui fuit abondamment dessus. Il essaie en vain de serrer quelque chose. Il râle :
— Je savais qu’il faudrait revoir la plomberie, mais je pensais que ça tiendrait encore un peu…
L’eau gicle partout, y compris en dehors de la baignoire. Je m’approche en me méfiant de l’eau sur le sol. Je m’inquiète :
— Ne te brûle pas.
— Aucun risque, c’est l’arrivée d’eau froide. Est-ce que tu peux aller sous l’évier de la cuisine, fermer le robinet d’arrêt ? Ce serait sympa…
— J’y vais.
J’ouvre le placard de l’évier et je cherche. J’écarte tout ce qu’il y a devant. Des outils, des gros. J’aperçois le robinet, je tends le bras, j’essaie de l’actionner mais il ne se laisse pas faire. Sans doute grippé, peut-être trop vieux. Je force à m’en faire blanchir les phalanges mais rien n’y fait. Ennuyée, je retourne à la salle de bains. L’eau coule de plus en plus, Ric est trempé.
— Je n’y arrive pas. Pas assez de force.
Ric tente toujours de contenir la fuite, qui se transforme en grandes eaux. Il jauge :
— Si je lâche ici, c’est tout le raccord qui va céder et ce sera l’inondation. Saleté de vieux apparts…
— Je peux te remplacer.
Il me jette un coup d’œil. La fuite augmente encore. J’insiste :
— Je suis plus petite que toi mais je crois que j’en suis capable. De toute façon, je ne vois pas d’autre solution…
Il secoue la tête, résigné. J’enlève mes chaussures et j’avance vers lui. Gêné par l’eau qui lui bombarde le visage, il hurle à moitié :
— Désolé de t’imposer ça. Monte dans la baignoire. Il faut que tu te glisses entre mes bras et que tu poses tes mains autour du raccord. La corrosion a dû ronger la paroi métallique du ballon et ça risque de partir avec le tuyau.
Je lui fais signe que j’ai compris. J’enjambe le bord de la baignoire. L’eau glacée me jaillit dessus. La pression de la fuite est beaucoup plus forte qu’en apparence. Je me coule sous les bras de Ric, me voilà adossée à son torse. J’ai déjà vécu ça avec lui, sans la douche froide. J’ai les pieds dans l’eau, le visage inondé — même mon mascara waterproof garanti insubmersible va avoir du mal à résister à ça. Ric guide mes mains jusqu’au raccord. Je le sens contre moi. J’ai beaucoup de mal à ne penser qu’à la tâche que je suis censée accomplir. L’eau nous inonde. Il me crie dans l’oreille :
— Place tes mains autour et serre de toutes tes forces. Je vais retirer les miennes et tu vas sentir la pression de l’eau. Tu es prête ?
Je hoche la tête positivement. Son menton est contre ma joue, l’eau nous ruisselle dessus. Comment en est-on arrivés là ? Je me sens dans un drôle d’état. J’ai envie de me retourner, d’oublier la fuite et de l’embrasser. Je suis entre ses bras sous la douche. Le bruit de l’eau qui arrose tout résonne. Mon esprit vacille. Il dit :
— Attention, je retire les mains. Ne t’inquiète pas, ce ne sera pas long.
Ses bras s’écartent doucement, et tout son corps avec. Je ferme les yeux. Il descend de la baignoire, sort de la salle de bains. Je reste seule sous cette douche glacée. Effectivement, le métal doit être rouillé parce que, sous mes doigts, je sens la paroi du ballon d’eau chaude qui se déforme. Tout à coup, le débit de la fuite diminue. L’eau finit par s’arrêter. Je prends alors conscience que ma petite robe est détrempée, au point d’en être devenue quasiment transparente, le seul jour de ma vie où je n’ai pas mis de soutien-gorge.
La porte de la salle de bains s’ouvre. Ric est là, trempé lui aussi, sa chemise lui colle à la peau. Il est rudement bien gaulé. J’espère qu’il se dit la même chose de moi… Je suis comme une gourde debout dans sa baignoire, sans savoir quoi faire à part le regarder.
— Tu dois être transie de froid, dit-il en se dépêchant d’ouvrir un placard pour en extraire un drap de bain.
Il le déplie, m’aide à descendre et l’enroule autour de moi. D’un geste doux, il me frictionne le dos. Il est encore contre moi, son visage ruisselle. J’adore quand il est décoiffé avec les cheveux mouillés. Lui arrive à parler, pas moi.
— Je te remercie. Ce soir, on aura eu de la chance tous les deux. Si on n’avait pas été là pour cette fuite, les dégâts auraient été énormes, sans parler des plafonds de l’appart du dessous…
Une explosion et une inondation le soir de notre premier dîner. Si ce sont des signes, je ne sais pas trop comment je dois les interpréter. Je n’ai toujours pas dit un mot. Je crois que je suis en état de choc. Ce n’est pas l’eau glaciale, ce n’est pas le dîner qui part en vrille, ce n’est pas ma robe qui est fichue ou mes seins qui pointent, c’est lui.
Il prend une serviette et commence à s’essuyer le visage. Il rigole :
— On dirait que quelqu’un a décidé de nous compliquer la vie ce soir. Mais on ne va pas se laisser faire. On a encore le gâteau à manger. Est-ce que tu préfères retourner chez toi te changer ?
Hors de question de le lâcher, même cinq minutes. Je crois qu’il le voit dans mes yeux.
— Je peux aussi te passer des vêtements.
Je me contrôle tellement peu que je crois que j’ai hoché la tête. Il m’a emmenée dans sa chambre. Il a sorti un bermuda et une chemise épaisse.
— Je te laisse te changer, je vais éponger le plus gros. Normalement, on a payé notre tribut à la malchance. On devrait être tranquilles pour le reste de la soirée…
Il sort en tirant la porte. Je suis toujours muette. Je quitte ma robe. Je suis entièrement nue dans sa chambre. On aura vraiment tout fait dans le désordre. J’imagine Géraldine à ma place. Et les chats. La première aurait sûrement déjà fait des folies de son corps et les seconds se seraient enfuis à cause de l’eau. Sa chemise est super confortable. Il n’y a même pas un miroir pour regarder à quoi je ressemble, avec son bermuda trop grand et ses manches trop longues. Pourvu que le mascara ait tenu le coup… Je retourne vers le salon. Il est dans la salle de bains, en train d’éponger avec des serviettes, torse nu.
— Cette fois, je suis bon pour changer le ballon. Pas la peine de remettre l’eau avant… Tu crois que je peux demander un coup de main à Xavier ?
« Tu pourrais aussi ne jamais remettre l’eau et venir te doucher chez moi. Tu pourrais même y vivre si tu voulais. »
— Je suis certaine qu’il acceptera de t’aider. En plus, vous avez l’air de bien vous entendre.
Il se redresse. Il s’approche tout près de moi. Je suis troublée. Mais il ne fait que passer :
— Je vais me changer aussi…
On se retrouve à table, à manger mon premier salaire de boulangère en silence, sans oser se regarder. Comment est-on censé réagir dans ce genre de cas ? Je n’arrive pas à effacer l’image de son torse trempé de mon esprit. Si ce que l’on dit sur les garçons est vrai, il doit se battre pour chasser l’image de mes seins façon concours de tee-shirt mouillé du sien.
— Il est délicieux ce gâteau, fait-il en me regardant enfin.
Je lui souris, sans doute comme je n’ai jamais souri à personne.