Je trouvais déjà louche que Sophie ne m’ait pas téléphoné pour mon anniversaire, mais lorsque Xavier est venu acheter du pain et qu’il n’en a pas soufflé mot non plus, je me suis dit qu’il y avait anguille sous roche. Je pronostique un guet-apens à moyen terme.
Vingt-neuf ans, ça fait réfléchir. Presque trente. Les premiers bilans, déjà des routes dépassées que l’on ne peut plus prendre. On commence à subir les conséquences des choix d’avant. On se rend compte que d’autres jeunes, encore plus jeunes que nous, poussent déjà derrière. Je me cramponne au chiffre. Il me reste encore un an avant de paniquer. Pour le moment, je monte chez Ric, avec qui j’ai rendez-vous pour dîner.
Lorsqu’il ouvre, il m’embrasse et me souhaite bon anniversaire, mais son comportement a quelque chose d’inhabituel. Il me parle à voix basse et ses gestes ne sont pas aussi chaleureux que ces derniers temps. Je suis à peine entrée que la porte de sa chambre s’ouvre brusquement et mes amis débarquent. Sophie, Xavier, Sarah et Steve surgissent avec des paquets. Ils sont autour de moi. Ils sont ma vie, certains depuis longtemps, chacun pour des raisons différentes. Avec Xavier, Ric installe une sorte de buffet et sort les assiettes, les salades, des plats assez peu harmonisés et des petits gâteaux.
— Tu pourras remercier ta patronne et le pâtissier, me dit-il. Ils ont tout préparé pour toi en douce et ils te l’offrent.
Je suis tellement heureuse que Ric ait eu la bonne idée de les réunir et tellement heureuse que personne n’ait invité Jade. On place les chaises en rond, Xavier s’est installé par terre sur un pouf défoncé.
En bavardant, on a commencé à comparer la réalité de nos vies par rapport à ce que l’on s’imaginait quand on était petits. Sarah a été la première :
— À six ans, je faisais déjà collection de camions de pompiers. Sans jeu de mots, j’étais au bas de l’échelle ! Mais je n’aurais jamais cru possible d’éprouver le bonheur que je vis aujourd’hui. Et dire que c’est au moment où j’avais renoncé qu’il s’est présenté…
— … Avec sa grosse lance à incendie, oui, on sait, plaisante Sophie.
Steve réagit :
— Là, je compris ce que tu dis. Vous êtes tous des obèses sexouels en French.
— Des obsédés, rectifie Xavier, des putains d’obsédés !
— C’est qu’est-ce que je dis, répète Steve avec application. Vous êtes tous des poutains de sexouels.
Et le voilà qui embrasse fougueusement sa femme.
Steve progresse vite en français. Xavier lui a appris pas mal d’insultes et de gros mots. Pour le reste, il travaille avec des livres et regarde la télévision.
Quand Xavier doit à son tour répondre à la question de ce qu’est sa vie aujourd’hui, il redevient plus sérieux :
— Pour ma part, je collectionnais les blindés, les chars et les automitrailleuses. N’allez pas croire que je rêvais d’épouser un militaire pour autant ! Franchement, l’idée de collectionner des armes lourdes m’a toujours paru étrange, surtout à moi qui suis d’un naturel plutôt pacifiste. Peut-être que cela traduisait un besoin de sécurité ou une envie de protéger les autres, j’en sais rien. J’ai fini par l’avoir mon tank, mais il a fallu que je le construise moi-même et que vous m’aidiez à le voler…
Steve s’étonne :
— Tu volé un tank ?
On a mis Sarah et Steve dans la confidence pour l’évacuation de la voiture de Xavier. Steve est mort de rire. Il dit que si on doit refaire une chose pareille, on peut compter sur lui. Lorsque vient le tour de Sophie, elle répond qu’il est encore trop tôt pour répondre. Trop tôt ce soir, ou dans sa vie ? Elle n’a pas l’air bien.
Ric s’en sort en répondant qu’il vient d’arriver dans la région et qu’il sent que bientôt sa vie va changer. Il a beau me regarder en disant cela, je ne sais pas comment je dois le prendre. Ils ont fini par me poser la question mais je n’ai même pas eu à répondre. Tout le monde s’en est chargé pour moi. Sarah a parfaitement résumé ma situation :
— Toi, en ce moment, c’est une révolution par semaine ! Tu changes de job, tu changes de m…
Ric a fait semblant de froncer les sourcils, puis il s’est mis à rire en envoyant un clin d’œil appuyé à Xavier. S’il a parlé, Xav me le paiera. Sarah a rougi comme un des camions qu’elle collectionnait.
On est restés tard, on a mangé n’importe quoi puisque chacun avait apporté un plat. On a même tenté de faire goûter nos fromages à Steve qui, tout baraqué qu’il est, a quand même reculé devant un petit bout de roquefort. Il y a du monde pour faire du surf et lancer des boomerangs, mais lorsqu’il s’agit de manger un petit morceau de moisi, y a plus personne. Ils m’ont aussi fait souffler les bougies de mon gâteau et j’ai reçu des cadeaux. De la part de Xavier : un superbe presse-papiers fait de métaux mélangés en volutes qu’il a lui-même fabriqué. Sarah et Steve : un gros livre sur les plus beaux voyages à faire à travers le monde. Ric : un CD de Rachmaninov. Sophie : trente petites boîtes qu’il a fallu que je déballe les unes après les autres. Vingt-neuf contenaient chacune une bougie parfumée et, dans la trentième, elle avait entassé des sachets de croquettes à chat, des capotes et une annonce pour un détective privé découpée dans un journal gratuit. Garce. On a bien rigolé, surtout elle. On a aussi refait le monde, c’était génial.
Pour vous dire à quel point on a parlé de tout, je ne sais plus par quel biais on est arrivés à ce sujet mais, à un moment, Sarah m’a demandé :
— Mais pourquoi t’acharnes-tu sur les chats ? Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? Tu t’es fait griffer quand tu étais bébé ?
— Je ne sais pas. C’est vrai qu’ils sont beaux, qu’ils sont super élégants, mais je trouve qu’ils ne donnent pas autant d’affection que les chiens.
— C’est pas vrai, objecte Xavier. J’en ai connu plein qui étaient vraiment adorables.
— Peut-être, mais alors explique-moi pourquoi il n’y a pas de chat d’avalanche ou de chat d’aveugle ? Parce que les chiens sont plus intelligents ? Sûrement pas. Tu as déjà vu un chien changer de maître parce qu’il ne se plaisait plus chez lui ? Jamais. Alors que les chats font ça. Le chat nous instrumentalise, il ne roule que pour lui !
Je termine ma réplique comme une exaltée. Dressée sur la barricade, j’exhorte la foule à repousser l’envahisseur félin.
Mes amis me regardent avec effarement. Je crois que tout le monde se fout des chats et des chiens. Il faut aussi que j’arrête ce genre de trucs. En plus, c’est vrai que c’est mignon, les chats.
Vers 2 heures du matin, on a tous aidé Ric à ranger et on a pris congé. Je l’ai remercié. Il m’a embrassée mais il y avait trop de monde pour que ça se passe comme je l’aurais voulu. Sophie est redescendue avec moi pour m’aider à porter mes cadeaux. Une fois arrivées devant ma porte, on a laissé les autres continuer et je lui ai soufflé :
— Je n’ai pas voulu en parler devant la bande, mais tu n’as pas l’air en forme. Qu’est-ce qui se passe ? Brian te manque ?
— S’il n’y avait que ça…
— Tu veux m’en parler ?
On se retrouve dans mon appart. Sophie prend une chaise et se glisse dessus, épuisée.
— Excuse-moi, dit-elle, j’ai essayé de ne pas plomber l’ambiance de ton anniv mais j’ai eu du mal.
— Raconte-moi.
— Je pense beaucoup à Brian. Je ne sais pas si c’est de voir Sarah se marier ou toi tomber amoureuse, mais je me sens drôlement seule. J’en suis même à me dire qu’au point où en est ma vie ici, je pourrais partir m’installer en Australie avec lui.
« Ton départ serait un vrai coup dur pour moi, mais ça, je te le dirai une autre fois. »
— Tu en as parlé avec lui ?
— C’est lui qui l’a fait. On s’appelle toutes les nuits à cause du décalage horaire.
— Il pourrait s’installer en France, il serait près de Steve…
— Son père est malade. Il ne veut pas le laisser tomber.
Sophie me regarde soudain droit dans les yeux :
— Mais ce n’est pas ce qui me perturbe le plus, Julie.
« Qu’est-ce qu’elle va me dire ? »
Elle cherche ses mots.
— C’est à propos de Ric…
Elle s’arrête.
« Mais parle, bon sang ! Tu l’as vu embrasser une autre fille. Pire, tu es amoureuse de lui… »
— Sophie, dis-moi, s’il te plaît…
— Tu continues à te demander ce qu’il prépare…
— À chaque minute. C’est un enfer. Je vis sous un déluge de questions : pourquoi vise-t-il le domaine Debreuil ? Pourquoi met-il si longtemps à passer à l’action ? Voilà des mois qu’il prend des photos et prépare son coup. Qu’est-ce qu’il attend ?
— J’ai hésité à te le dire, mais je ne pourrais plus jamais me regarder en face si je te le cache. Promets-moi que tu ne vas pas faire de bêtise.
— Arrête, Sophie, tu me fais peur. Qu’est-ce que tu sais ?
— D’abord, promets-moi.
« Je m’en fous, je peux te jurer que la Terre est plate mais je veux savoir. »
— Je te promets.
Elle sort une enveloppe de son sac à main. Dedans, un article de journal, qu’elle déplie et pose sur la table.
« Le célèbre maroquinier Debreuil ouvre un musée dans l’enceinte de son vaste domaine. Les plus belles pièces de la collection familiale, les inestimables œuvres d’art et souvenirs historiques accumulés par Charles Debreuil et sa descendance à travers le monde, jusqu’à la prestigieuse collection de bijoux de sa petite-fille, la directrice actuelle, Albane Debreuil. Dans l’un des derniers écrins du luxe français, les visiteurs du monde entier vont pouvoir admirer les fabuleux trésors d’une des dynasties d’artisans les plus prestigieuses qui soit. L’ouverture est prévue dans trois semaines, pour le 1er novembre, en présence de nombreux officiels et célébrités… »
Voilà donc ce que Ric attend, voilà sa cible. Tout se confirme. Je suis bel et bien amoureuse d’un voleur. Joyeux anniversaire, Julie.