Ce matin-là, j’ai découvert une des sept vérités fondamentales qui commandent l’univers : le bonnet péruvien ne va à personne.
Quand j’ai aperçu Sophie au volant de sa voiture, avec un bonnet péruvien bien enfoncé sur le crâne et des grosses lunettes de soleil, j’ai failli tout annuler. Je ne sais pas si c’est la forme, la matière ou la couleur mais franchement, je comprends que ça énerve les lamas et qu’ils crachent sur des innocents.
— C’est tout ce que j’ai trouvé pour éviter que ton mec me reconnaisse, a-t-elle plaidé.
— Et tu n’avais pas quelque chose qui aurait pu éviter qu’il te remarque ?
— Si t’es pas contente, t’as qu’à te trouver un autre pigeon pour ta filature.
— Ne le prends pas mal, mais c’est vrai que tu as une sacrée touche…
Je me glisse sur la banquette arrière. Sophie me précise :
— Je t’ai mis une couverture, au cas où il s’approcherait. Au moindre doute, tu te caches dessous et tu fais la morte.
— Génial. Comme ça, les flics qui cherchent déjà l’ovni pourront se lancer à la poursuite de la Péruvienne qui trimballe un cadavre.
On est garées face à ma rue, à l’angle du carrefour que Ric traverse pour remonter vers le nord. D’ici, impossible de le manquer.
Lorsque Sophie tourne la tête un peu vite, les petits cordons de son bonnet s’envolent et planent. Ça donne envie de jouer de la flûte de Pan et de faire un sacrifice humain.
— Qu’est-ce que tu crois qu’il fait quand il va courir ?
— Si je le savais, on serait pas là.
— À mon avis, t’es complètement parano.
— Il n’y a pas que ce point-là qui me préoccupe. C’est tout un ensemble d’indices. Je sens qu’il y a quelque chose. La semaine dernière, il est parti pendant des jours, sans aucune explication, rien. Je ne sais même pas où il est allé.
— Ce n’est pas un crime, il tient peut-être à sa liberté.
— Je n’y crois pas. Je suis prête à parier la tête de Jade qu’il y a un truc louche.
Sophie tourne la tête, les petites ficelles virevoltent.
— Planque-toi, il arrive !
Je plonge sous la banquette arrière. Sophie démarre le moteur :
— Laissons-lui un peu d’avance. D’autant que ma bagnole n’aime pas le ralenti.
Je n’ose pas sortir la tête.
— Est-ce qu’il remonte le boulevard ?
— Tout à fait.
— Il a un sac à dos ?
— Oui, et un beau petit cul.
— Sophie !
— On est là pour surveiller, alors je surveille.
Elle passe la première et la voiture se met à rouler. Je suis comme un chien ballotté par le mouvement, respirant les effluves d’essence. Je vais être malade. Je me redresse avec précaution pour essayer d’apercevoir Ric, mais aussi pour ouvrir ma vitre. Le filet d’air me fait un bien fou, j’ai à nouveau la truffe fraîche. Je me cale la tête entre les deux sièges avant. Sophie menace :
— Si tu baves sur mes housses, je te fais piquer.
— Je te mords jusqu’à te filer la rage si tu le perds.
— T’inquiète.
Ric progresse à très bonne allure. Il va beaucoup plus vite que lorsque nous courions ensemble. Il a vraiment dû me prendre pour un mollusque.
— Tu espérais t’entraîner pour courir aussi bien que lui ?
— On dit que l’amour est aveugle, pas qu’il a un compteur de vitesse…
— C’est beau d’avoir des rêves.
— Merci de ton soutien.
Au passage piétons des écoles, Sophie est obligée de s’arrêter pour laisser traverser des hordes d’enfants. Deux petits la désignent en riant. C’est l’effet bonnet péruvien appliqué à des âmes pures qui n’ont pas encore appris à masquer leurs sentiments. Délicieux bambins. Il y en a un qui rigole tellement qu’il s’emmêle les jambes dans celles de sa mère. C’est si mignon. Ils sont de plus en plus nombreux à passer en étant morts de rire. Je panique :
— On va le perdre !
— T’as raison, laisse-moi écraser quelques-uns de ces horribles mouflets qui se payent ma tête et on passe.
J’imagine déjà le portrait-robot que des enfants de maternelle pourraient faire pour l’avis de recherche : une patate avec des yeux de mouche surmontée d’un sac à vomi bariolé…
Ric n’est plus qu’une silhouette. On redémarre enfin. Deux voitures nous empêchent d’accélérer. Sophie pose la main sur son levier de vitesse et déclare :
— Il va falloir prendre des risques…
Qu’est-ce qu’elle compte faire ? Rouler sur les trottoirs ? Appuyer sur le bouton secret qui déclenche les turboréacteurs ?
Elle passe la troisième et double comme une malade en faisant hurler le moteur. On est presque à hauteur du parc des anciennes faïenceries. Ric continue vers le nord, comme lorsque je l’avais attendu sur le banc. Il quitte bientôt le grand boulevard pour s’engager vers la droite. Sophie tourne sur les chapeaux de roues. Il y a moins de circulation sur ces routes-là, on est plus facilement repérables.
— Laisse de la distance. On est trop près, s’il se retourne, il ne verra que nous.
— Ma caisse n’aime pas le ralenti, je te l’ai dit. Si elle cale, on aura l’air mignonnes à pousser, toi sous ta couverture et moi avec mon bonnet et mes lunettes d’opossum.
Ric poursuit son parcours sans faiblir. À l’évidence, il sait où il va. On a quitté les zones résidentielles, on a même dépassé les entrepôts industriels. Que peut-il y avoir plus loin ?
Sophie se gratte la tête sans retirer sa coiffe.
— Quel cauchemar ce bonnet à la con, ça me donne chaud et ça pique !
Encore une rue à droite, puis une autre à gauche. Les bâtiments sont maintenant clairsemés, on a dépassé les limites de la ville.
— Dis donc, ton mec, craquant comme il est, il aurait sûrement pu se trouver une maîtresse plus près.
— Très drôle.
Ric vient de dépasser un entrepôt grillagé et longe un bois mal entretenu. Soudain, il saute la haie pour disparaître entre les arbres. Malédiction !
— Qu’est-ce que je suis censée faire ? Ma voiture n’est pas tout terrain.
Je réfléchis à vitesse grand V. Il y a urgence. On va le perdre dans les bois.
— Sophie, gare-toi et suis-le à pied.
— Quoi ? Mais t’es malade !
— Si j’y vais et qu’il tombe sur moi, je suis fichue.
— Alors que moi, au mieux, il va me prendre pour une prostituée de la cordillère des Andes qui fait le tapin en attendant une éclipse. Merci bien.
— Sophie, je t’en prie. Si on ne le suit pas, tout ça n’aura servi à rien.
Elle serre son frein à main rageusement.
— Je te promets, Julie, un jour, tu me le paieras.
— Promis, demain si tu veux.
Elle descend, court jusqu’à la haie. Son bonnet ne va pas du tout avec son jean et son chemisier. Elle se jette à moitié dans la haie et disparaît à son tour. Je reste là, à quatre pattes dans la voiture, avec la couverture sur le dos, comme la gourde qui attend les secours dans les films catastrophe.
Où compte-t-il aller par ce bois ? Qu’est-ce qu’il y a dans les parages ? Cette fois, j’en suis certaine, il ne choisit pas cet itinéraire parce qu’il est joli. Il ne rentre pas dans ce bois pour y courir tranquillement. Il y a autre chose. J’essaie de réfléchir. Je suis inquiète pour Sophie. Dans quel traquenard l’ai-je envoyée ? Je meurs d’envie d’aller la rejoindre. S’il lui arrivait quelque chose, je ne me le pardonnerais jamais. C’est ma meilleure amie. Je n’en aurai jamais d’autre comme elle.
Tout à coup, j’ai un flash : je réalise dans quel secteur nous sommes. Je sais ce qui est situé de l’autre côté du bois ! On est tout proche du domaine des Debreuil. Là, juste derrière, se trouve la lisière de leur immense propriété, des dizaines d’hectares, la maison familiale, les ateliers et même l’usine du plus célèbre maroquinier du monde. Le puzzle commence à s’assembler dans ma tête lorsque soudain je vois Sophie jaillir de la haie comme un polichinelle à ressort. Elle cavale comme si elle avait une meute de lamas carnivores à ses trousses. Elle a des brindilles plein le bonnet et je crois que son chemisier est déchiré. Elle dérape à moitié devant la voiture et se rue à l’intérieur.
— Cache-toi sous la couverture ! Il revient !
Elle chope une carte routière au hasard et la déplie à l’envers.
— Tu as vu ce qu’il faisait ?
Elle halète.
— Tu as raison, ce garçon cache bien son jeu.
— Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Tais-toi, le voilà.
Je risque un œil. Ric retraverse la haie avec beaucoup plus de classe que Sophie. Il remonte la rue dans notre direction, je suis tétanisée. Il passe près de la voiture. Je crois même qu’il remarque Sophie avec sa carte. Sans doute pour avoir l’air plus naturelle, par sa fenêtre ouverte, cette andouille ne trouve rien d’autre à faire que de lui dire avec une voix de canard :
— Buenos dias, Señor.
C’est la première fois de ma vie que je me suis fait pipi dessus.