De tous les dîners de filles, c’est celui de la fin de l’été que je préfère. Après les vacances, chacune rapporte des histoires incroyables et on est contentes de se retrouver.
Lorsque je sonne chez Maude, je porte deux grands cabas remplis de bouteilles. Sonia ouvre. À en juger par le bruit de fond, il y a déjà du monde. Ça rigole bien.
— Salut Julie ! T’as apporté les boissons ? Super, la fête peut commencer. On aurait pu aussi te demander d’apporter les desserts !
Les nouvelles vont vite. Sonia me décharge d’un sac et m’entraîne à la cuisine. Jade me salue et nous suit en tenant une photo. Sonia m’explique :
— J’étais justement en train de montrer à quoi ressemble Jean-Michel.
Elle reprend la photo à Jade et me l’exhibe sous le nez. Un grand Black, baraqué, en kimono noir, dans une pose à la Bruce Lee, le regard farouche. Il a l’air d’y croire vraiment. Jade regarde encore, toute contrite de ne pas avoir de photo d’homme à montrer.
Sophie déboule et m’embrasse :
— Salut toi. Alors, cette première semaine ?
— Je suis crevée. C’est physique. Par contre, je vois défiler la moitié de la ville. Pour les potins, je suis au point stratégique.
Sonia et Jade continuent leur discussion sans plus s’occuper de nous. Sophie me glisse :
— C’est fini avec Patrice. Je l’ai envoyé balader. J’en ai marre. N’en parle à personne, c’est trop tôt. Il n’y a que toi qui sois au courant.
— Pas trop dur ?
— C’est affreux mais je me sens plus légère. Tout ce temps perdu… Et toi, avec Ric ?
— Demain, on va au concert des jeunes talents à la cathédrale Saint-Julien.
— Vous progressez, c’est déjà ça. Mais ce n’est pas là-bas que vous allez pouvoir roucouler…
Léna débarque et pousse un cri de joie en me voyant :
— Julie ! Trop cool, il faut absolument que tu me donnes ton avis.
Léna est assez particulière. Esthéticienne, elle consacre la moitié de son salaire à l’achat compulsif de crèmes, de sérums, de teintures et, depuis deux ans, elle dépense aussi beaucoup dans des opérations de chirurgie plastique. Elle a décidé de devenir une bombe et elle y met tout ce que la science lui permet. Pour vous donner une idée du personnage, son pseudo sur Internet, c’est « Princessedereve ». Ça a le mérite d’annoncer la couleur. D’après ce qu’on a compris depuis qu’on la connaît, sa stratégie n’a pas l’air de très bien fonctionner parce que, pour le moment, personne n’est venu kidnapper la belle. Alors elle joue la surenchère. C’est elle qui avait eu l’idée de nous faire poser en fées pour un calendrier au profit des coiffeuses nécessiteuses. Tout le monde a refusé, sauf Jade, qui se voyait déjà avec des petites ailes et une baguette clignotante. C’est aussi Léna qui a essayé de convaincre la municipalité d’organiser un concours de Miss… On l’a connue rousse, noir corbeau, blond platine, et là, sans arriver à définir ce que c’est précisément, j’ai l’impression qu’elle a encore changé quelque chose. Elle s’approche de moi avec son décolleté abyssal. Mon Dieu, je viens de comprendre…
— Tu as vu ? Ils sont beaux, pas vrai ? Je les ai fait poser dans une clinique super réputée.
Elle agite sa poitrine comme une danseuse du ventre électrocutée. Sophie commence à trop sourire, je n’aime pas ça. J’essaie d’être gentille :
— Ils sont très impressionnants, vraiment.
Soudain, Léna relève son petit top qui ne laissait déjà pas beaucoup de place à l’imagination et me brandit ses seins énormes sous le nez :
— Touche, c’est super agréable.
Je ne peux pas. C’est impossible. Sophie est hilare et s’en mêle :
— Allez, Julie, il faut que tu les tâtes. Tu verras, c’est incroyable. On l’a toutes fait !
Léna prend ma main et la pose de force en me pliant les doigts pour m’obliger à malaxer.
— Bien malin le mec qui me dira que c’est du faux. Si t’as besoin de l’adresse de la clinique, tu me phones.
— Merci Léna.
Je suis à deux doigts de vomir. Quel type serait assez stupide pour penser que ce genre de monstruosité peut être naturel ?
En passant au salon, je découvre une belle table, avec au moins une quinzaine de chaises autour. Je glisse à Sophie :
— On n’a jamais été aussi nombreuses.
— Ça va être l’enfer pour les voisins et le paradis pour nous. J’espère qu’aucune des filles n’a changé de sexe pendant l’été parce que sinon tu vas être bonne pour palper.
— T’es dégueu !
Un premier bras m’enlace puis Maëlys me parle. Une deuxième accolade, une troisième… On sonne à la porte. D’autres arrivent encore. L’ambiance est chaleureuse. Je surprends Léna qui s’est déjà jetée sur Coralie pour lui faire toucher ses nouveaux arguments de séduction. Dans tous les coins, par petits groupes, ça parle, ça échange, ça confie. J’en entends une qui a perdu quelques kilos qui explique comment faire à une autre qui en a pris trois. Futile et essentiel, complice. Inès raconte ses vacances « trop top » en levant les yeux au ciel à chaque fin de phrase. Rosalie a décroché une promotion et quitte la région le mois prochain. Laurence, qui vient de divorcer, a passé ses vacances avec ses deux enfants et c’était génial. Je les regarde toutes, vivantes, heureuses d’être ensemble, se la racontant un peu mais partageant quelque chose de plus beau que les mots. Ce soir, il n’y a plus de peur, plus de solitude, plus d’espoirs déçus. Ce soir, on est heureuses. En les observant, je me sens un peu étrangère. Il n’y a vraiment qu’avec Sophie que je partage des affinités. Loin de moi l’idée de me juger supérieure — il n’y a aucun risque. Toutes s’en sortent souvent bien mieux que moi dans des vies parfois beaucoup plus complexes. Non, je crois que je suis simplement un peu décalée. Je suppose que l’on éprouve toutes ce sentiment à un moment ou à un autre. En les regardant, je vois la vie s’écrire, les existences se dérouler, et cela me touche.
— Tu fais bande à part ?
Sophie s’est glissée près de moi.
— Non, je profite de l’instant.
— Toi, tu profites de l’instant ? C’est nouveau, ça.
Florence et Camille sont en train de servir l’apéritif, un punch préparé par Camille avec du rhum ramené des Antilles où elle a vécu une passion torride avec le moniteur de voile du club.
Au moment de lever nos verres pour trinquer, Sarah prend la parole :
— J’ai une annonce à faire ! Mais d’abord, je dois vous raconter une histoire.
Murmures dans l’assistance. Elle se lance :
— Cet été, courageusement, j’ai décidé de ne pas faire le tour des bals de pompiers à la recherche de l’oiseau rare.
Applaudissements.
— Il était temps de passer à autre chose.
Jade commente :
— Moi, je les trouve pourtant sexy, les pompiers.
— Ta gueule ! crie Sophie en maquillant sa voix.
Sarah reprend au milieu des rires :
— Enfin, bref, cet été, je suis partie en Australie pour me changer les idées. C’est super beau, il y a des surfeurs partout. C’est pas mal non plus, les surfeurs… J’avais trouvé un petit hôtel pas cher proche de la plage. La deuxième nuit, il y a eu le feu dans les cuisines. Ça s’est propagé partout, avec une fumée d’enfer. Ma chambre était au sixième étage. Alarme, évacuation. Entre les ascenseurs bloqués et les fenêtres que l’on ne peut pas ouvrir à cause de la clim, autant vous dire que je n’en menais pas large. J’ai attrapé mon sac, plaqué une serviette sur ma bouche et je me suis lancée dans les escaliers de secours. On a commencé à descendre avec des Italiennes et une Japonaise cramponnée à son mec. Je ne sais pas comment je me suis débrouillée, mais entre la fumée et la panique, je me suis paumée.
— Magne-toi, on a soif !
Sarah rigole mais on sent poindre l’émotion.
— D’accord, je fais vite. Je me retrouve avec un début de crise d’asthme, sans savoir si je suis au deuxième ou au premier étage. Je flippe. Tout à coup, je vois la porte de service s’ouvrir comme si quelqu’un la défonçait. Dans l’encadrement, avec son casque et sa tenue antifeu, surgit la silhouette d’un grand type qui tient une hache à la main. Je suis prise d’un malaise. Il m’a soulevée dans ses bras et m’a emmenée dehors.
Plus personne ne rit, tout le monde est pendu aux lèvres de Sarah.
— Là, dans la lueur des gyrophares, au milieu d’un bordel pas possible, il m’a parlé en dégageant les cheveux de mon visage. Même avec ses gros gants, il était d’une douceur… Les filles, c’est le plus beau pompier que j’aie jamais vu.
Elle fouille dans son sac et nous sort la photo d’un type en uniforme à côté duquel elle pose. Il la dépasse d’une tête. À part sa carrure, la première chose que l’on remarque, ce sont ses yeux bleus à tomber et son sourire à faire chavirer un paquebot.
— Il s’appelle Steve, on s’aime comme des fous. Il rêvait de venir s’installer en Europe et il arrive dans une semaine. Les filles, on se marie le 25 septembre et je vous invite toutes !
Sarah pleure de joie. Maëlys et Camille lui sautent au cou. Ce ne sont pas de simples applaudissements qui ont explosé dans l’appartement, mais un vrai tonnerre de cris et de piétinements. Les voisins du dessous sont en train d’appeler les flics.
Jade a simplement dit :
— Tu te rends compte ? T’aurais pu mourir pendant l’incendie.
Même mariée avec Ric, je crois que je n’arrêterai jamais de venir à ces soirées.