— Géraldine, c’est une question de vie ou de mort ! Je t’en conjure !
— Ne dis pas de gros mots. Tu te rends compte de ce que tu me demandes ? Déjà, je te laisse accéder au dossier bancaire confidentiel de notre plus gros client.
— Je sais et je t’en remercie.
— Si Raphaël s’aperçoit que j’ai utilisé ses codes d’accès, il va me tuer et je perds mon job.
« Note bien que, si tu es morte, tu n’as plus besoin d’emploi. »
— J’en suis consciente, Géraldine, mais je te supplie de me faire confiance. Tu sais que je ne ferai jamais rien qui puisse te nuire et qu’à l’agence, j’ai toujours été honnête…
— C’est vrai, mais je sais aussi que tu as assez de cœur pour te mettre dans la panouille jusqu’au cou pour quelqu’un.
— De toute façon, s’il arrive quoi que ce soit, je prendrai tout sur moi. Tu pourras me charger. Cela n’aura pas d’importance, je n’aurai plus rien à perdre.
— Qu’est-ce que tu mijotes ?
— Je préfère t’en dire le minimum. Moins tu en sauras, moins tu seras exposée.
— Tu me fais flipper, Julie. Je les connais un peu, les Debreuil. En affaires, ce sont de vrais tueurs, alors il n’y a pas de raison pour que ce soit différent dans les autres domaines.
— Je n’ai pas le choix, Géraldine. Je n’ai absolument aucun droit de te demander ce coup de main, mais je n’y arriverai pas sans toi…
— Qu’est-ce que tu veux exactement ?
— Tu m’as bien dit que les ateliers Debreuil cherchaient des investisseurs privés ?
— Leurs comptes sont limites. Ils n’ont plus de réserves et une bonne part des œuvres qu’ils vont exposer dans leur musée est déjà hypothéquée.
— Pourtant, leurs sacs ne sont pas donnés…
— Albane Debreuil mène grand train. Elle dilapide les bénéfices de l’entreprise. L’année dernière, elle a même pris un prêt garanti par la société pour financer un haras qui n’en finit pas de perdre de l’argent. Tout est comme ça. Encore deux ans sans argent frais et la maison Charles Debreuil sera obligée de se brader à un grand groupe ou à un fonds de pension.
— Si tu leur apportais un investisseur, ils t’écouteraient ?
— On n’est pas leur seule banque, mais je suis certaine que oui.
— Ils vérifieraient sa solvabilité ?
— Ils nous demanderaient de le faire.
— C’est bien ce que j’espérais.
— Pourquoi ? Tu connais un investisseur assez riche ?
— J’y travaille.
Je sais ce que vous vous dites : elle est folle. Vous avez raison. Mais quand on n’a plus rien à perdre, on tente le tout pour le tout. En espérant me rassurer, j’essaie de me remémorer tous les personnages historiques qui ont réussi quelque chose d’impossible simplement parce qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de le tenter. J’en suis là.
Dans six jours, Ric passera à l’action. Je dois avoir réussi son coup avant lui, sans les plans, sans le matériel, sans l’entraînement. Je pensais bien appâter Albane Debreuil avec de l’argent, mais je n’espérais pas que l’état de ses finances puisse la rendre si réceptive…
Mon plan est simple : je la rencontre sous prétexte d’injecter de l’argent frais dans sa société. Je lui demande si je peux visiter son musée en avant-première. Quand on sera devant la vitrine numéro 17, je casse tout, je rafle les colliers et je m’enfuis en courant. Je rapporte le tout à Ric comme un chat apporte une souris crevée à ses maîtres en guise de présent. Il ne peut pas faire autrement que de m’aimer et nous vivons heureux comme Blanche Neige et son prince, sans les nains. Vous n’êtes pas convaincus ? Moi non plus. J’ai une peur bleue mais cet acte à la fois suicidaire, désespéré et stupide est ma seule chance de prouver à Ric que je suis prête à tout pour lui. Et lorsque je me dis ça, j’y crois et je suis bien décidée à le faire. Je sais que je n’y arriverai pas toute seule et l’esprit torturé qui vit tapi dans ma tête a déjà tricoté le scénario.
Le plus surprenant, comme dans l’affaire de l’évacuation de la voiture de Xavier, c’est l’étonnante facilité avec laquelle les gens adhèrent à vos idées même les plus barrées lorsque vous en êtes vous-même viscéralement convaincu. Je ne dis pas que c’est du velours sur ce coup-là, je dis seulement que je m’attendais sérieusement à ce que ceux que je sollicite me claquent la porte au nez et ne veuillent plus jamais me parler.
J’ai commencé par Géraldine, et elle joue le jeu. Malgré ce que je lui promets, elle risque gros quand même et je m’en veux. Pour la disculper, je suis prête à jurer que je suis entrée à la banque uniquement pour la manipuler et que je l’ai menacée de la faire chanter au sujet de sa liaison avec Mortagne.
Je peaufine mon plan jour et nuit. Je le passe au crible sous tous les angles imaginables. Toutes les quarante secondes, je vois une bonne raison pour que ça foire, mais j’évite d’aller jusqu’à me dire que je vais finir derrière les barreaux. En même temps, j’imagine que Ric serait éperdu de reconnaissance face à cette sublime tentative ratée et que, du coup, ce serait moi la pouffiasse qu’il tenterait de faire échapper de prison. Je suis tellement pressée qu’il m’emmène dans son palais…
Paradoxalement, je vais beaucoup mieux depuis que je complote. Je ne me dis pas que je prépare un cambriolage. Je n’imagine même pas que l’agent JT serait pris dans le « compte-à-rebours-infernal-d’une-course-contre-la-montre-impossible® ». Non. J’œuvre pour Ric. Je lui prépare la plus belle surprise de sa vie, la plus grande preuve d’amour qu’une jeune femme stupide puisse donner à un beau gosse. Le truc le plus idiot de ma vie sera peut-être le plus beau.
Je n’ai peur ni du réquisitoire de l’avocat général, ni du jugement de la foule, ni des réflexions de ma mère. Mme de la Sablière a dit : « Tout le devoir ne vaut pas une faute commise par tendresse. » Mazarin a dit : « Il faut être fort pour affronter une catastrophe, il faut être grand pour s’en servir. » Mme Trignonet, ma prof d’art plastique au lycée, a aussi dit : « Ça va te partir à la tête et tu l’auras bien cherché. »
Rien à taper. Si je m’en sors, c’est à moi que l’on demandera de faire des phrases qui traversent les siècles. Je suis invincible. Ce monde m’appartient. Il ne faut pas que j’oublie de descendre les poubelles en partant.