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Mon premier jour complet à la boulangerie. Je suis officiellement vendeuse. Papa et maman m’ont appelée hier soir pour me souhaiter bon courage, Sophie aussi. Tous m’ont demandé quand je comptais reprendre mes études… J’espérais que Ric se manifesterait mais je ne l’ai pas vu du week-end. Je ne sais même pas s’il a réussi à changer son ballon avec Xavier. J’ai vérifié cinquante fois que mon téléphone n’était pas déchargé ou sur vibreur mais rien, pas de trace d’appel, pas de message. Il doit avoir des « trucs » à faire.

Lorsque je suis arrivée, Denis, le pâtissier, est venu me souhaiter la bienvenue dans l’équipe. En rougissant, il m’a bredouillé une phrase à laquelle je n’ai rien compris, mais ça semblait gentil. Julien m’a bien accueillie aussi. Un de ses ouvriers m’a fait un petit signe. Il s’appelle Nicolas, il a l’air sympa. Vanessa semble s’habituer à l’idée que je fasse partie du décor. Peut-être commence-t-elle à éprouver une sorte de nostalgie à l’idée de partir de cet endroit qu’elle a voulu quitter ? Je connais bien le phénomène.

En empilant les chouquettes sur le plateau argenté, Mme Bergerot m’a tout de suite annoncé la couleur :

— À partir d’aujourd’hui, ça va être de plus en plus dur. Les gens ont commencé à rentrer.

À l’ouverture, il n’y avait pas grand monde. Je me suis dit qu’elle s’était peut-être trompée et que tout le monde était encore en vacances. J’avais tort. À partir de 9 heures, ça n’a plus arrêté. On avait beau servir de plus en plus vite, la queue s’allongeait toujours plus loin jusque dehors. Je n’avais jamais vu autant de clients si peu réveillés quand j’étais à la banque. Pour la plupart, ils étaient bronzés. Quelques ados venaient en récitant une liste laborieusement apprise par cœur. Les gens prenaient parfois le temps de raconter leurs congés en quelques mots. Mme Bergerot leur répondait toujours avec les mêmes phrases en prenant garde de ne jamais employer les mêmes formules pour quelqu’un qui aurait pu les entendre en attendant son tour. Vous imaginez la discipline et la mémoire qu’il faut ? « À voir votre mine, vous avez eu beau temps. » « L’essentiel, c’est d’être en famille. » « Je n’y suis jamais allée mais on dit que c’est une région magnifique. » « Une fois, j’ai vu un reportage à la télé, c’était très beau, vous avez de la chance. » « On y mange bien, je crois, mais c’est quand même moins bien que chez nous ! »… Trente ans de métier. Elle en a des dizaines au catalogue. Rien que ce matin, je les ai toutes au moins entendues dix fois chacune. Quand tous les habitués seront rentrés, elle rangera ses phrases jusqu’à l’année prochaine, comme les décorations de Noël. La plupart des clients avaient passé leurs vacances en France, quelques-uns à l’étranger — ils portaient d’ailleurs souvent des vêtements rapportés de là-bas pour prolonger encore un peu l’ambiance. D’une voix forte, les plus frimeurs racontaient des séjours forcément fabuleux dans des îles forcément paradisiaques à l’autre bout du monde.

En milieu de matinée, une petite fille est entrée et ça m’a fait un choc. J’ai eu l’impression de me revoir, vingt ans plus tôt. Toute timide dans sa robe bien sage. Avec application et en articulant, elle a dit bonjour à tout le monde et elle a demandé une baguette. Quand Mme Bergerot lui a rendu sa monnaie, elle a compté les pièces et s’est tout de suite précipitée jusqu’à la vitrine des bonbons. Elle était dans cet état que j’ai bien connu, à l’instant où tout est possible. On n’a de quoi acheter qu’un seul bonbon mais, avant de le choisir, on a le pouvoir de tous les prendre. C’est un moment magique. C’est la première fois que je vis la situation de l’autre côté du présentoir. Je comprends que Mme Bergerot se laisse attendrir à chaque fois. La fillette a pris une petite bouteille au cola. J’en ai encore le goût dans la bouche. D’abord, ça vous pétille sur la langue, vous sentez les grains de sucre qui râpent. Puis vient le goût du soda, la gomme devient plus molle et vous la mordillez jusqu’à vous en gaver les molaires. J’aurais bien aimé servir la petite fille, mais c’est Vanessa qui s’en est chargée. Elle reviendra sûrement.

Je n’ose pas encore parler aux clients. Je les sers, je leur réponds, je leur souris, mais je me garde bien de leur adresser la parole. Chaque fois que l’un d’eux se présente devant moi, je ressens immédiatement quelque chose pour lui. Je me dis qu’il pourrait devenir mon meilleur ami ou mon pire ennemi. Mais vous et moi savons que ce n’est pas vrai.

Il y en a un qui a particulièrement fait bondir Vanessa : un petit vieux, une tête de comptable dégarni, une chemise ringarde, un pantalon informe et des tongs.

— Celui-là, tu t’en occupes, m’a-t-elle lâché en faisant semblant de s’affairer sur les meringues. Je ne le supporte pas. Il me dégoûte tellement que je pourrais vomir.

Le type n’a pas l’air bien reluisant, mais de là à réagir de façon aussi extrême… Il est en cinquième position. La dame qui paie confie qu’elle est partie voir de la famille en Espagne. Elle le fait simplement. D’un seul coup, le type commente à haute voix :

— Z’auriez mieux fait d’y rester, on est déjà trop nombreux ici.

Silence gêné.

La dame suivante se plaint de ne pas avoir de nouvelles de sa fille, partie en voyage. Et le type y va encore de son commentaire :

— L’inquiétude donne souvent une grande ombre aux petites choses…

Silence consterné. Ça va être à lui, Vanessa file dans l’arrière-boutique en se tenant le ventre.

— Mais c’est une petite nouvelle que nous avons là ! commence-t-il.

Mme Bergerot prend la main :

— Bonjour monsieur Calant. Vous avez l’air en pleine forme.

— Il faut lui dire ce que je prends, hein, parce que j’ai horreur de répéter. On n’a pas à subir l’incompétence des nouveaux. Ils n’ont qu’à apprendre. Où est la petite Vanessa ? Je lui aurais bien dit bonjour…

— On lui transmettra, répond la patronne. Julie va vous servir.

Puis elle se tourne vers moi :

— Mets une demi-baguette bien cuite, un pain aux raisins le moins collant possible et un mystère pour M. Calant.

Je m’exécute. Il suit mes gestes avec un air soupçonneux.

— Non, pas ce pain aux raisins-là, m’ordonne-t-il. Je veux celui qui est juste derrière.

J’obéis en observant l’animal à la volée quand tout à coup, à travers la vitrine, j’aperçois Ric qui passe en courant. Pantacourt, tee-shirt. Il va faire son tour. Je suis troublée. D’autant plus que, malgré la rapidité de son passage, je suis formelle, il porte son sac à dos.

— Pour le gâteau, vous m’avez dit un mystère, c’est bien ça ?

Le monsieur tatillon lève les yeux au ciel et soupire bruyamment :

— Ça démarre mal ! Même pas fichue de retenir trois articles. Faudrait voir à vous reconvertir !

Mme Bergerot intervient :

— C’est son premier jour, monsieur Calant, vous allez voir, vous finirez par l’adorer.

D’un air dédaigneux, il me lance :

— Vis pour apprendre et tu apprendras à vivre.

Il ramasse ses achats, sa monnaie et quitte la boutique. C’est incroyable mais, à la seconde où il a passé le pas de la porte, l’ambiance s’est détendue. Comme si on avait tous, clients compris, éprouvé le même soulagement. Vanessa est revenue.

On n’a pas eu d’autres cas sociaux avant la pause du midi. Vanessa m’a montré comment fermer la porte et baisser le store de la vitrine.

J’aurais bien passé mon temps de repas à guetter le retour de Ric, mais Mme Bergerot a eu une idée pour ce midi. Puisque c’est mon premier jour et l’un des derniers de Vanessa, elle a organisé un déjeuner avec toute l’équipe.

Dans le fournil, les ouvriers ont poussé les sacs de farine et les chariots pour faire de la place. La table est longue, on est neuf. Mme Bergerot préside, mais c’est aussi elle qui fait le service. Julien est à sa droite, et après c’est un peu au hasard. Nicolas, l’ouvrier boulanger, s’est installé face à moi. Il ne me lâche pas des yeux. Vanessa raconte :

— Julie a eu Calant et elle a failli se tromper !

— Quel vieux barbon celui-là ! s’exclame la patronne en versant du vin aux hommes.

Nicolas se penche vers moi :

— C’est vrai qu’il est nouche ce mec…

« Nouche ? »

Denis, le chef pâtissier, devine ma perplexité. Il se penche et m’explique :

— Il te faudra un peu de temps pour apprendre à parler le « Nicolas ». Il assemble les mots pour en faire d’autres. Nouche, c’est naze et louche. C’est ça, Nico ?

— Exact, monsieur Denis.

Denis me glisse en aparté :

— Y a que dans la boulange que l’on peut faire travailler des petits gars aussi bizarres. Pour les gâteaux, il faut des vrais pros.

— Je t’ai entendu, tonne Julien. Laisse mes gars tranquilles. Les miens, ils ne s’amusent pas à enduire leur copine de crème pâtissière…

Nicolas se penche vers moi à nouveau :

— Ça, c’est vraiment « surturbant »…

Il veut certainement dire surprenant et perturbant. À moins que ce ne soit… Oh mon Dieu !

Au terme de ce repas, j’en ai appris beaucoup sur le fonctionnement du métier. Je ne regarderai plus jamais une tartine de la même façon.

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