Vous vous doutez bien que la phrase de Xavier a produit un certain effet dans mon esprit. C’est peu de le dire, un vrai tremblement de terre. La première prison est à environ soixante kilomètres et c’est un pénitencier pour femmes. Bonjour la déprime. Rien qu’en lisant son nom sur l’étiquette de sa boîte aux lettres le premier soir, je l’avais déjà presque démasqué. Ricardo Patatras, ça sonne comme un espion en fuite qui prépare un plan pour faire évader celle qu’il aime plus que tout et qui est emprisonnée. Pour elle, il va prendre tous les risques. Il ne s’est jamais pardonné qu’elle ait été capturée lors de cette mission à Novosibirsk. Il s’est juré de la sortir de là. Ensuite, ils s’enfuiront tous les deux dans un immense domaine caché au cœur d’une forêt luxuriante du Brésil pleine d’animaux mignons. Dans une sublime propriété achetée grâce à son plan épargne logement de la CIA, ils vivront leur passion, nus. Mon Ric avec cette grosse poufiasse. Je suis horriblement déçue. Elle, si je l’attrape, je lui éclate les genoux avec le capot de Xavier. L’imaginer dans les bras de Ric me donne envie de hurler. Et moi je reste coincée dans ma vie pourrie, à fourguer des comptes même pas rémunérés en attendant de vendre du pain entre deux dîners de folles célibataires. Je suis brisée. J’en pleure depuis que Xavier m’a tout révélé hier. Pour de vrai.
En arrivant devant l’hôpital, je sèche mes larmes avant de me présenter à l’accueil :
— La chambre de Mme Roudan, s’il vous plaît.
La jeune femme pianote sur son clavier et vérifie son écran. Elle est mignonne, la vie devrait lui sourire, et pourtant elle a l’air triste. Si ça se trouve, son mec s’est aussi enfui avec une espionne. Quand on y réfléchit, face aux hommes, on vit toutes un peu la même chose.
— Service oncologie, troisième étage, chambre 602.
— Merci.
Les portes de l’ascenseur se sont refermées tellement vite qu’elles ont à moitié broyé la religieuse au chocolat que j’ai apportée.
Je parcours les grands couloirs. La dernière fois que je suis venue, c’était pour un copain qui s’était fracturé la jambe. Il y avait du monde dans les couloirs, mais dans ce service-là, celui des cancéreux, je croise surtout des infirmières et des docteurs en blouse blanche. J’arrive à sa porte. Je frappe doucement.
— Entrez !
Ce n’est pas la voix de Mme Roudan.
J’entre. Deux lits. Dans le premier, une dame âgée qui se tient très droite, avec une chemise de nuit à fleurs jaunes et une impeccable coiffure de directrice de pension de jeunes filles. Elle me fixe de son œil noir, contrariée d’être interrompue dans sa contemplation d’un jeu télévisé où les candidats doivent répondre à des questions débiles à grand renfort de rires préenregistrés.
— Bonjour, dis-je en souriant timidement.
Hochement de tête sévère. Réflexion faite, elle était peut-être gardienne de prison dans l’établissement où la pétasse de Ric est enfermée.
Sur le lit du fond, près de la fenêtre, Mme Roudan ne m’a même pas remarquée. Elle est fascinée par la télévision. Elle la regarde avec les yeux émerveillés d’une enfant devant les vitrines de Noël. Serait-il possible qu’elle n’ait jamais vu la télé ? Je m’approche :
— Madame Roudan…
Elle baisse les yeux vers moi et l’émerveillement de son regard se mue instantanément en étonnement :
— Julie ? Qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’es pas malade au moins ?
— Non, tout va bien. Je suis simplement passée vous faire un petit coucou.
Elle semble plus gênée qu’heureuse :
— Il ne fallait pas. Tu es trop gentille. Tu sais, j’ai l’habitude d’être seule.
— Je me suis permis de vous apporter un gâteau.
— C’est adorable.
— Vous avez le droit de manger de tout ?
— Oui, pour le moment, mais si j’ai bien compris, ça ne devrait pas durer.
Je pose le paquet sur sa table de nuit. Regard jaloux de la voisine.
— L’emballage est un peu abîmé parce que je ne me suis pas assez méfiée des portes d’ascenseur…
Mme Roudan me regarde, incrédule. Je crois qu’elle n’a pas l’habitude qu’on lui parle. Quelques bonjours par semaine, quelques banalités sur le temps ou ses vieilles douleurs au hasard des rencontres, rien d’autre. Alors là, entre les infirmières qui doivent débarquer dix fois par jour et moi qui lui parle des portes d’ascenseur…
— Assieds-toi, me dit-elle. Ici, il y a beaucoup de chaises.
— Comment vous sentez-vous ?
— Pas plus mal qu’à la maison.
— Vous ont-ils dit quand vous pourriez sortir ?
Elle se triture les mains :
— Ils ne disent rien.
Dans la clarté de cette chambre, elle a l’air plus pâle et ses cheveux semblent plus fins. Son visage dégage quelque chose de moins tendu que lorsque je la croise dans l’escalier. Elle se penche vers moi pour ne pas que l’autre entende :
— Et mon jardin, ça va ?
— Je suis allée arroser hier et tout va bien. Je crois que les tomates seront mûres la semaine prochaine. Je vous les apporterai.
Cette perspective semble lui faire du bien. Je demande :
— Est-ce que vous avez besoin de quelque chose, d’une revue, du téléphone ou de quoi que ce soit ?
Elle dit non en renforçant son propos d’un geste de la main.
— J’ai tout ce qu’il me faut ici. C’est comme un hôtel. Il suffit d’avoir mal pour y obtenir une chambre. Et puis j’ai la télé…
Elle me désigne l’écran d’un doigt discret. La fascination s’inscrit à nouveau sur son visage. Elle murmure :
— Tous ces gens, toutes ces histoires, c’est fou. La vie des autres dans ce petit théâtre. Je ne sais pas s’il y a beaucoup de monde qui regarde…
— Beaucoup, madame Roudan, beaucoup.
Elle n’a rien dit de sa maladie. Je n’ai rien osé demander. J’ai bien essayé de lui faire la conversation mais je crois qu’il y a bien longtemps qu’elle n’en a pas eu alors ses réponses sont courtes. En sortant, je lui ai promis de revenir. Elle a eu l’air contente. Avant de quitter l’étage, je suis passée au bureau des infirmières.
— Pourriez-vous me donner des nouvelles des examens de Mme Roudan, chambre 602 ?
— Vous êtes de la famille ?
« Et c’est parti pour un gros coup de mytho… »
— Sa nièce.
La femme consulte le dossier.
— Il n’y a personne dans la case « à prévenir en cas d’urgence ». J’inscris vos coordonnées.
— D’accord.
Je lui donne mon numéro de portable.
— Qu’est-ce qu’elle a ?
— On en saura plus après les examens de la semaine prochaine. Lors de votre prochaine visite, prenez rendez-vous avec le Dr Joliot, il vous expliquera.
— Entendu.
— Et profitez-en pour apporter quelques vêtements parce que votre tante est arrivée avec trop peu d’affaires. Il lui faut des chemises de nuit et de quoi aller se promener dans le jardin aussi…
— Je vais m’en occuper.