Je sais que je vais passer mon jour de congé à attendre le moindre signe de Ric. Minute par minute. Je suis mal. Étant donné l’état dans lequel j’étais hier soir et le peu que je dois représenter pour lui, j’ai tout envisagé, surtout le pire. Peut-être ne voudra-t-il plus jamais me parler ? Peut-être que la prochaine fois que nous nous croiserons, il détournera le regard ? J’ai l’estomac en vrille et l’impression de ne plus pouvoir respirer. Que dois-je faire ? L’appeler ? M’excuser ? Pourtant, je reste convaincue de l’injustice de ce qui s’est passé hier. Tellement de questions. Pourquoi m’a-t-il invitée à ce concert ?
Ce matin, je dois aller arroser le jardin de Mme Roudan. En montant chez elle, je passe devant la porte de Ric et je ralentis. Si proche, si loin. Aucun bruit. J’ai du mal à trouver la force de monter plus haut. Trop triste.
L’appartement de Mme Roudan est à peine plus silencieux que lorsqu’elle s’y trouve. Je remplis l’arrosoir et je traverse la chambre. J’ouvre la fenêtre, quelques oiseaux s’envolent. J’enjambe sa rambarde. Méthodiquement, j’arrose rang après rang. Je multiplie les allers-retours comme un robot. Tout le toit-terrasse est recouvert d’une belle couche de terre qu’elle a dû amasser pendant des mois. Combien de poussettes remplies a-t-elle dû trimballer pour réussir son potager secret ? Je me glisse entre les fraisiers pour aller arroser les plans de tomates les plus éloignés. Soudain, je me retourne et je m’aperçois que je suis au bord du vide. À mes pieds, un précipice et trois étages plus bas, la petite cour de l’immeuble voisin. Ma vue se brouille, je suis prise de vertige. Je reviens vers la fenêtre où je m’accorde une pause. Je vérifie mon portable. Toujours rien. Où es-tu, Ric ?
L’idée de le perdre me fait prendre conscience de l’importance qu’il a désormais dans ma vie. Si je le retire de mon équation, le résultat est toujours nul. Ce garçon ne m’a rien demandé, il n’a ni fait le premier pas, ni même laissé penser que nous pouvions avoir un quelconque futur. Toute seule, comme une dingue, je me suis attachée à lui. Toute seule, comme une folle, sous l’impulsion de ce qu’il provoque en moi, j’ai, comme dirait Sophie, « foutu toute ma vie en l’air ».
Est-ce que je suis heureuse de travailler à la boulangerie si Ric n’est plus dans ma vie ? Je ne sais pas. Qu’est-ce qui me donne l’envie de courir, de ranger, de m’améliorer ? Je le sais. Tout à coup, la peur d’avoir construit sur du vent, d’avoir avancé au-dessus du vide, me tétanise. Je n’ai pas envie de tenter, je n’ai plus envie de risquer. Je voudrais que tout redevienne comme avant. Avant lui. Je rêve d’aller à l’agence, de faire ce que l’on m’ordonne avant de replacer tranquillement mes affaires dans mon tiroir après chaque journée de plus passée à ne pas vivre. Ne rien espérer pour ne jamais être déçue.
Je récolte deux tomates et quelques fraises. Je vais les apporter à Mme Roudan. Le mal qui la ronge est sans doute plus grave que le mien. Mais, quelque part, je crois que le mal qui l’atteint naît aussi de douleurs comme celle que j’éprouve en ce moment même. Les gens heureux sont moins malades.
Cet après-midi, j’ai réussi à obtenir un rendez-vous avec le Dr Joliot. Il est grand mais il n’a pas l’air en forme. Si on lui retire sa blouse et qu’on l’allonge sur une civière, il pourrait sans problème passer pour l’un de ses patients en phase terminale.
— Asseyez-vous, madame, me dit-il en prenant place derrière son bureau.
« Madame » ? Le manque de Ric me fait-il vieillir si vite ?
— Mme Roudan est votre tante, c’est bien cela ?
— Tout à fait, docteur.
— Je préfère être honnête avec vous : les résultats des examens ne sont pas bons. Les métastases se répandent. Le foie est touché et, à son âge, les traitements qui pourraient avoir une chance de marcher peuvent provoquer autant de dégâts que les foyers qu’ils combattent.
Je suis abattue. Le docteur est certainement habitué à annoncer ce genre de diagnostic mais, pour chacun de ceux qui sont devant lui, c’est toujours la première fois. Il poursuit :
— Pour le moment, nous avons préféré ne pas annoncer l’étendue du mal à votre tante. Mais si vous le souhaitez, nous pouvons le faire, ou vous pouvez vous en charger. À vous de choisir. Je préconise de ne pas l’alarmer et de faire de notre mieux.
— D’après vous, elle en a pour combien de temps ?
— Il n’y a jamais de réponse catégorique. Certains traitements peuvent ralentir le mal. Il peut se stabiliser. Il peut aussi s’aggraver rapidement. D’ici quelques jours, lorsque nous aurons fait d’autres analyses, nous pourrons en déduire une première courbe, une tendance.
— Au pire, quel délai lui reste-t-il ?
La question est directe mais je veux savoir.
— Je suis désolé mais je n’ai pas de réponse à vous donner.
— Est-ce qu’elle souffre ?
— D’après ce qu’elle nous dit et ce que nous savons par expérience, elle doit commencer. Mais là encore, la douleur est une notion relative pour chaque individu.
— Que pouvez-vous faire pour l’aider ?
— Votre tante est une personne qui, sous des dehors discrets, a une sacrée personnalité. Si je peux me permette un conseil, ne changez rien à votre façon de faire avec elle.
— Est-ce qu’elle vous a posé des questions sur son état ?
— Les infirmières ont l’impression qu’elle se doute de la gravité de son mal. Pour ma part, je crois judicieux de ne pas l’inquiéter.
— Merci docteur. Je vais aller la voir.
— Très bien. Ah, j’allais oublier : nous l’avons transférée dans une chambre individuelle. Elle y sera plus à son aise.
Son nouveau secteur est encore plus calme que le précédent. Avant de la rejoindre, j’ai donné aux infirmières des vêtements et des affaires de toilette que je suis allée acheter. J’ai aussi fait le nécessaire pour qu’elle puisse avoir la télé. Lorsque je toque à la chambre, c’est sa petite voix qui répond. Je passe la tête :
— Bonjour madame Roudan.
— Julie ! Mais ça ne fait pas une semaine ?
— Non, mais les tomates étaient bien mûres… et je préfère profiter de mon jour de congé.
Elle se redresse péniblement. J’ouvre la boîte hermétique sous ses yeux.
— Il y a aussi des fraises ! s’exclame-t-elle.
Elle hume le léger parfum en fermant les yeux.
— Il y en aura d’autres très vite. Votre jardin est superbe.
— Je suis bien contente que tu t’en occupes.
Je m’installe sur une chaise face à elle.
— Alors ils vous ont mise dans une chambre plus tranquille.
— Oui, mais j’aimais bien l’autre. La voisine n’était pas commode mais il y avait la télé.
— Ne vous en faites pas, ils vont venir vous l’installer ici au plus tard demain matin.
— C’est vrai ?
— Absolument.
— Et il n’y aura rien à payer ?
— Non, madame Roudan. Ne vous faites aucun souci.
Je change de sujet :
— Comment vous sentez-vous ?
— Je n’ai pas très faim mais il faut dire qu’ici je ne fais pas grand-chose. Et toi, raconte-moi un peu comment ça se passe.
Je lui ai parlé de la boulangerie, du travail, des clients. Je lui ai aussi parlé de Ric, beaucoup. Ça m’a fait du bien. C’était comme si je me confiais à ma grand-mère. En racontant ce que nous avions fait, finalement, je présentais notre relation telle que je la ressens. Mme Roudan avait l’air heureuse d’entendre mes histoires. Son visage s’animait. J’ai passé plus d’une heure avec elle. Et puis elle a eu l’air fatiguée. Alors je l’ai laissée en promettant de venir la voir au plus tard le lundi suivant. En partant, elle a voulu me faire la bise. J’ai accepté de bon cœur. Pour elle et pour moi. Dans l’état où je suis, la plus petite marque d’affection m’aide à survivre jusqu’au quart d’heure suivant.