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Tout s’accélère. Je n’ai même pas eu le temps de me remettre de cette matinée à la boulangerie qu’il a déjà fallu retourner à l’agence. Je me demande vraiment ce que je fais là. Ma grand-mère avait bien raison quand elle disait : « La vie nous donne une petite leçon chaque jour. » C’était un puits d’aphorismes, ma grand-mère. Quelle que soit la situation, elle avait toujours le chic pour vous sortir le proverbe ou la sentence populaire pleine de bon sens qui a le don de vous mettre les nerfs en pelote. Je n’ai pas connu mon grand-père longtemps — il est mort quand j’avais huit ans —, mais je me souviens parfaitement qu’une fois il a failli lui sauter dessus de rage parce que, juste après un accident de voiture dont il venait de rentrer à pied en ayant perdu son automobile chérie flambant neuve, Mémé lui avait asséné successivement : « Y a pas mort d’homme », « Une de perdue dix de retrouvées » et « C’est quand même moins grave que de manger du rat à un mariage » — un proverbe soi-disant afghan… Elle lui avait balancé tout ça sans même lever les yeux des carottes qu’elle épluchait. J’ai vu Pépé changer de couleur plus vite que l’horrible petit chien bleu qui vire au rose en cas de pluie. N’empêche, même avec sa philosophie à l’épreuve des balles, j’aurais bien voulu savoir ce que Mémé aurait pensé de ce qui se déroule à l’agence.

Géraldine est dans le bureau de Mortagne, et ça rigole, ça glousse et je crois même que ça s’embrasse. Je sais, en amour il n’existe aucune règle, mais quand même. Pour démarrer une histoire, il y a peut-être d’autres moyens que de casser la figure à quelqu’un, surtout quand c’est la jeune femme qui attaque. Maintenant que j’y songe, je crois que les chats procèdent aussi de cette façon. Ça me donne des idées. Vendredi, quand Ric arrivera, je lui tomberai dessus par surprise en sautant du haut d’une armoire et je lui flanquerai la raclée de sa vie avec une batte de base-ball. Je vais le rouer de coups, lui péter un bras, lui arracher des touffes de cheveux et lui griffer sa belle gueule jusqu’au sang. Comme ça, on va s’adorer. C’est si simple, la vie, quand on comprend comment les choses fonctionnent…

C’est idiot, mais le parfum du pain me manque. Depuis deux jours, je revis cette matinée par petits bouts, je réentends les clients, je revois Mme Bergerot. Après avoir pensé tout et son contraire, je crois que ce n’est pas une idée stupide de vouloir travailler avec elle.

Mon téléphone sonne. Je décroche. C’est Mortagne. Je me penche un peu et je le vois en train de me parler, assis à quelques mètres. J’entends mieux sa voix dans l’agence que dans le combiné. C’est magnifique, le progrès.

— Julie, pouvez-vous venir me voir, s’il vous plaît ?

Incroyable, insensé, un vrai miracle. Depuis que je travaille ici, c’est la première fois qu’il fait une phrase polie, complète et sans faute. Mon mauvais moi me souffle de lui répondre que je dois regarder mon agenda pour savoir si j’ai un rendez-vous, mais ma bonne conscience intervient.

— J’arrive, monsieur.

De quoi va-t-il me parler ?

— Asseyez-vous, Julie.

Je prends place. Il n’a même pas de cravate ce matin. Est-ce qu’on lui aurait volé un bout de son déguisement, ou Géraldine la lui aurait-elle arrachée en faisant comme les chats ?

— Géraldine m’a fait part de votre désir de nous quitter.

« Trahison ! Je jure que quand elle passera le sas, je lui balancerai le gaz paralysant. Quelle tarte, et pas au citron ! Moi qui lui avais demandé de garder ça pour elle… »

— Je ne vous cache pas que c’est une mauvaise nouvelle pour moi. Vous êtes un élément de confiance…

« Misérable cancrelat, tu oses me sortir ce compliment hypocrite après m’avoir démontée pendant l’entretien voilà moins d’une semaine ! »

— … Mais je respecte votre choix. Nous en avons beaucoup parlé avec Géraldine…

« S’il vous plaît, il me faudrait une assistance respiratoire parce que là, je m’étouffe. Sérieux. »

— … Et elle m’a convaincu de vous appuyer pour solder votre préavis en échange de vos derniers RTT et congés. Nous n’allons pas vous embêter pour quelques jours ! Comptez sur moi pour faire un rapport ultra positif auprès de la direction des ressources humaines. J’en aurai la confirmation ce soir, mais je peux déjà vous annoncer que, si cela vous arrange, vous pourrez partir dès la semaine prochaine.

« Prévenez aussi la réanimation parce que maintenant je suis en état de choc. J’ai envie d’embrasser Mortagne, j’ai aussi envie d’embrasser Géraldine et la fougère de Mélanie. »

— Vous n’êtes pas contente ?

« Contente, le mot est faible. Mais il n’y a pas que ça. Mortagne, bougre d’andouille, tu es la preuve vivante que même le pire des mollusques peut faire le bien grâce à l’amour d’une femme et à une grande baffe dans la tronche. Tu me redonnes espoir dans l’homme. La planète est sauvée ! Nous sommes la plus belle espèce vivante qui soit, même toi, Mortagne. Les chats ne gagneront jamais. Je t’aime. »

— Évidemment que je suis contente, mais je ne réalise pas bien. En tout cas, je vous remercie vraiment beaucoup, sincèrement…

Relisez la dernière phrase. Voici la preuve que dans cette vie tout est possible. Gardons-nous des jugements définitifs. Ne disons jamais « jamais ». Aimons-nous les uns les autres, mais méfions-nous quand même des chats. Je vais moi aussi devenir un puits d’aphorismes à deux balles, c’est de tradition dans la famille.

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