Quitte à changer des choses dans ma vie, je n’ai pas fait les choses à moitié. La teinturière, située juste à côté de la banque, m’a parlé d’un groupe de filles qui, trois fois par semaine, se donnent rendez-vous à l’entrée du jardin public pour aller courir. Pas toujours les mêmes filles, mais toujours le même circuit. D’après sa sœur qui les a longtemps fréquentées, l’ambiance est sympa. J’avoue que je suis tentée par la possibilité d’aller m’entraîner avec mes semblables avant de m’exposer à nouveau à l’appréciation de Ric. J’ai d’autant moins envie de m’humilier devant lui maintenant que je sais qu’ensuite il va en rire avec Xavier, son nouveau meilleur ami. Mais je ne suis pas du genre à baisser les bras et, qui sait, le prochain coup, il sera peut-être ébloui ?
Autre grande résolution : je vais cuisiner. J’ai d’ailleurs ressorti tous les livres que maman m’a offerts et je vais tester des recettes. Il faudra que je m’en achète des plus adaptés parce que je ne me vois pas servir de la blanquette au jus de truffe ou des potées avec du cassoulet en plein mois d’août. Je compte inviter tous les gens que j’aime bien mais, soyons honnête, mon but premier est surtout de m’entraîner à bien recevoir Ric. J’ai déjà envisagé une liste de cobayes. D’abord, je vais convier les moins exigeants et puis, peu à peu, je me risquerai avec ceux qui ne laissent rien passer ou qui ont l’estomac fragile. Ce n’est peut-être pas joli-joli, mais les chats aussi ramènent des souris crevées ou des moineaux décapités pour montrer leur affection. Et il faut bien qu’ils s’exercent avant.
Nous en arrivons à présent au point le plus important de mon grand programme de reprise en main de mon existence. Il va se jouer dans quelques minutes et je n’ai pas toutes les cartes en main. Devant mon miroir, juste avant de sortir, je vérifie mon allure. Jean noir, veste en coton. Sérieuse mais pas trop. J’ai l’estomac serré. Il faut dire que je joue gros. Cela va peut-être vous paraître une idée farfelue, pourtant je peux vous dire que j’ai beaucoup réfléchi.
Je remonte la rue et je pousse la porte de la boulangerie. Trois clients. À un quart d’heure de la fermeture, il ne reste plus grand-chose. Vanessa me salue, elle emballe deux tartelettes aux mirabelles pour un petit monsieur.
J’attends mon tour. La pression monte. Juste avant moi, une jeune femme grogne parce qu’il n’y a plus de pain de mie. Le petit garçon qu’elle tient par la main tire de toutes ses forces pour aller se coller à la vitrine des bonbons. Combien d’enfants ont rêvé devant ces boîtes remplies de friandises, les doigts cramponnés à la cornière en bois usé ?
Mon tour arrive.
— Qu’est-ce que je vous sers ?
— Mme Bergerot n’est pas là ?
Vanessa semble surprise. Instinctivement, elle pose la main sur son ventre, comme si elle redoutait une contrariété. Une dame entre dans la boutique, l’air pressée. Je m’approche pour glisser à la vendeuse :
— Je vais vous prendre une demi-baguette mais si c’était possible, j’aurais bien aimé dire un mot à Mme Bergerot.
Vanessa est rassurée. Elle passe la tête dans l’arrière-boutique et, d’une voix suraiguë, hurle :
— M’dame Bergerot ! Quelqu’un pour vous…
Je me décale sur le côté. Ma tension artérielle est celle d’un gazoduc caucasien. Je suis à deux doigts du boulon qui pète. J’ai les mains moites. Si on m’avait dit qu’un jour ma vie se jouerait ici, je ne l’aurais pas cru. Et pourtant…
La patronne arrive. Elle n’a pas l’air de bonne humeur. Elle déboule derrière sa caisse et se tourne vers Vanessa avec un regard interrogateur. La vendeuse me désigne du menton.
— Ah ! Bonsoir Julie. Excuse-moi, je n’ai pas ma tête ce soir. Dis donc, ce n’est pas ton heure. Papa et maman arrivent et tu veux commander un gâteau ?
Je fais ma timide :
— Non, je souhaitais vous parler…
— Eh bien je suis là.
Je sens bien qu’elle se demande ce que je lui veux.
— C’est assez personnel…
Elle comprend que je suis gênée.
— Qu’est-ce qui t’arrive, ma fille ? Allez, viens derrière. On sera plus tranquilles.
Elle m’entraîne dans l’arrière-boutique. En plus de vingt-cinq ans, je n’y étais jamais entrée. Quand j’étais petite, bien des fois j’ai tenté d’imaginer cet endroit mystérieux dont sortaient des voix et des bruits étranges. En fait, c’est une simple petite cuisine, remplie de bric-à-brac, de paniers, d’étagères, avec une table couverte d’une toile cirée à carreaux. Les calendriers des postes s’accumulent au mur, et sur le buffet sont entreposées les réserves de boîtes à gâteaux en carton. Il y a une autre porte, entrouverte, qui donne sur l’atelier de boulangerie.
— Alors, Julie, raconte-moi ce qui t’arrive.
— Vanessa vous quitte toujours ?
— Elle part dans quinze jours, et ça me complique bien la vie. Pourquoi ?
— Vous allez embaucher une nouvelle vendeuse ?
— Dès que je pourrai en trouver une, il faut bien, mais en plein mois d’août, ça ne va sûrement pas se bousculer…
— Est-ce que vous seriez prête à me donner ma chance ?
— Je ne comprends pas.
— Est-ce que vous croyez que je pourrais devenir votre vendeuse ?
Mme Bergerot me fixe avec des yeux ronds.
— Tu as été renvoyée du Crédit Commercial ?
— Non. C’est moi qui ai décidé de partir.
Elle tire une chaise et s’assoit. C’est la première fois de ma vie que je la vois autrement que debout.
— Tu sais, Julie, je t’aime bien et je vais être franche avec toi. Je te connais depuis toute petite, je sais que tu es une fille intelligente. Tu as fait des études. Vendeuse chez moi, ce n’est pas vraiment un métier d’avenir. Si tu avais vingt ans de plus ou des enfants, je te dirais d’accord, mais là, je ne suis pas certaine…
— Je vous promets que j’ai réfléchi. Je ne vous garantis pas que je resterai dix ans, mais je ne vous laisserai pas tomber non plus. Un an ou deux, peut-être. Et je vous précise que je ne suis pas enceinte.
Elle sourit. Je la connais assez pour me rendre compte qu’elle ne rejette pas l’idée.
— Ma foi, ton idée me fait drôle. Je te promets d’y songer. Je serais contente d’avoir une fille comme toi avec moi.
— Alors, s’il vous plaît, dites-moi oui.