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Il avait retourné tout l’appartement. Il finit par trouver ce qu’il cherchait dans la chambre à coucher : de l’argent liquide et des cartes d’alimentation. Il enjamba les tiroirs renversés, les sous-vêtements et le linge de maison éparpillés çà et là, où l’on distinguait encore les plis du repassage, piétina les draps blancs de ses bottes sales, donna un coup de pied dans une pile de serviettes qui allèrent s’écraser de l’autre côté du lit.

D’où pouvaient-ils bien tenir toutes ces belles choses — les nappes finement damassées, les dentelles de Bruges, les lourds Gobelins et ce mobilier précieux réparti dans tout l’appartement ? Après avoir été ruinés par le bombardement, ils étaient donc en si peu de temps installés comme Lotti et lui après des années d’économies draconiennes. Pourtant, ils ne devaient certainement pas rouler sur l’or : le magasin — son magasin — avait été détruit lui aussi, et il était certain que l’étal qu’ils tenaient au marché ne devait pas rapporter gros, surtout maintenant — il avait été épicier assez longtemps pour le savoir. Quelque chose ne collait pas dans tout cela.

Il ramassa une taie d’oreiller, la fit glisser entre ses doigts jusqu’à ce qu’il sente le chiffre brodé aux initiales artistiquement entrelacées : RF. Ce n’étaient pas celles de la maîtresse de maison. Il fouilla encore parmi le linge, trouva un mouchoir liseré de dentelle. Rachel Friedländer. Le monogramme avait été brodé avec un minuscule fil bleu foncé.

Il lâcha le mouchoir et se tourna vers le lit conjugal. Il jeta les coussins d’apparat aux plis fins, souleva la courtepointe piquée au motif floral et se mit à la recherche d’autres caches sous les édredons, les coussins et les draps. Il ne trouva rien ; rien non plus derrière le cadre doré du tableau d’une scène bucolique accroché au-dessus du lit. C’était tout — il n’y avait plus rien d’intéressant ici.

Il enjamba une pile de chaussettes pour homme et se dirigeait vers la porte quand il aperçut une enveloppe encore partiellement collée au fond d’une boîte à chaussures qu’il avait dénichée dans l’armoire, à moitié emballée dans un papier à fleurs. Il s’assit sur le lit, la détacha et la décacheta du pouce.

Une demi-douzaine de photos s’en échappèrent. Elles avaient dû être prises dans l’atelier d’un camp de concentration : les femmes portaient toutes la tenue rayée de déportée quand elles avaient quelque chose sur elles… Il eut soudain un goût amer dans la bouche, ressentit de violentes crispations d’estomac. Il avait sous les yeux des dos courbés, des visages défigurés par la peur, des rangées de corps de femmes dénudées, honteuses, qui tentaient vainement de dissimuler leurs poitrines, des gardiens SS ricanants qui se faisaient sucer, regardaient l’objectif avec des poses théâtrales exagérées. Sur plusieurs photos, on reconnaissait au premier plan des bottes à haute tige encadrant une détenue à quatre pattes sur le sol qui fixait un chien-loup, les yeux écarquillés de peur.

Il étouffait. Le camp, les vexations et les tortures — il eut la nausée… Il sentit le choc sourd des coups de bâton, la chair qui éclatait, les coups de pied dans le bas-ventre… On l’avait souvent ligoté sur le chevalet, ou forcé à regarder les supplices. Pour ses camarades et lui, seule comptait leur propre survie. Mais il se rendait compte à présent de ce qui se déroulait en face, dans le camp des femmes, de ce qu’il leur arrivait quand elles tombaient entre les pattes de ces salauds. À présent, il l’avait sous les yeux, noir sur blanc : des gros plans de sexes féminins entre des cuisses amaigries, maintenues écartées de force. Des SS, les meilleurs d’entre les meilleurs, l’élite de l’Allemagne — la lie de toutes les lies, têtes de mort à l’égal des insignes de leurs casquettes à visière. Des hommes entre eux, qui s’amusaient à jouer avec un appareil photographique. Une réunion d’hommes aux visages rougeauds, à moitié ivres, gonflés d’excitation voyeuriste, qui se passaient ces images lors de soirées entre camarades, avec des rires bruyants, des propos obscènes et répugnants.

Il glissa les photos dans une poche de son manteau et essaya de se représenter le maître de maison se faufilant à l’insu de sa femme vers l’armoire à linge pour en extirper l’enveloppe et s’exciter en contemplant clandestinement ces images.

Il saisit un vase dans le vestibule et de rage le fracassa contre le cadre brodé d’une sentence nazie : Sois fidèle et honnête. Verre et vase volèrent en éclats. Il entendit alors un faible gémissement qui provenait de la cuisine. Le fidèle et honnête maître de maison revenait manifestement à lui et, cette fois, il n’avait certainement pas rêvé d’orgies débridées où l’on abusait de détenues sans défense. Cette fois, c’est lui qui était ficelé, allongé sur le sol dans d’atroces douleurs, sans défense, la gueule en sang, le corps tout entier écrasé à coups de talons, meurtri. Haas ouvrit la porte d’un coup de pied ; elle alla heurter le réfrigérateur placé derrière.

— Alors, Bodo, qu’est-ce que tu penses de cette nouvelle expérience ? Elle te plaît ?

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