Épilogue

« Ressuscités d’entre les ruines et tournés vers l’avenir, laisse-nous te servir pour le Bien, Allemagne, notre patrie unie… »

Venant de la fenêtre ouverte d’un bâtiment voisin, l’hymne maladroitement interprété par une chorale d’occasion fut bientôt couvert par le lourd staccato d’un moteur Diesel. Le bus démarra avec son habituel chargement de cadres.

Envoyée par le nouveau service auquel il venait d’être affecté, une limousine allait le conduire à Berlin. Une petite récompense pour services exceptionnels. Mais la voiture se faisait attendre.

« Nous devons surmonter les anciennes misères, et unis nous le ferons, car nous arriverons bien à faire que le soleil, beau comme jamais, brille sur l’Allemagne… »

Il déposa ses bagages sur le perron de la grande porte d’entrée et se dirigea vers un banc encore au soleil. Il s’assit. Par-delà la prairie qui s’étendait devant lui, il porta le regard sur les arbres fruitiers aux troncs noueux plantés le long de la départementale qui longeait le centre de formation et montait vers le nord.

À moitié cachée par le feuillage, une voiture était stationnée au bord de la route. Il observa le chauffeur qui traversait la chaussée, puis sauta le fossé.

Ce n’était certainement pas la limousine qu’il attendait. La voiture était garée bien trop loin de la cour. Si seulement on venait le chercher rapidement. Le temps fraîchissait tout doucement. Il boutonna son manteau et offrit son visage au soleil.

Il serait bientôt de retour à Berlin, ferait proprement un travail qu’il connaissait sur le bout des doigts. Comme jadis, il y avait si longtemps déjà… Six ans ! Il ferma les yeux, laissa le soleil de cette fin d’après-midi lui baigner le visage.

Il fallait qu’il oublie le passé. Dans peu de temps, il en était persuadé, les derniers souvenirs se seraient effacés. Il s’adonnerait entièrement à ses nouvelles tâches et tout le reste en découlerait. Débarrasser son esprit des vieilleries, prendre une nouvelle direction, laisser place à des impressions neuves…

— Herr Sturmbannführer, murmura une voix à son oreille.

On lui touchait l’épaule.

— Herr Sturmbannführer, vous dormez ?

— Non, je me suis laissé bercer par le pay…

— Vous dormiez. Vous allez attraper du mal ici, poursuivait la voix à l’accent bienveillant.

Il ouvrit les yeux et vit un visage qu’il reconnut. Un peu plus rond certes, les cheveux coupés moins court. La bouche se tordit en une grimace familière.

— Herr Haas, je m’appelle Fresen, Ludwig Fresen. Je voudrais vous transmettre les félicitations de tout le service.

Était-ce la Mort qui venait mettre un point final à toute cette histoire ? Il se passa les mains sur le visage, se frotta les yeux. Il était bel et bien réveillé, tout cela était bien réel. Absurde aussi de croire à un rêve : seule la réalité avait pu façonner pareil visage.

— De quel service parlez-vous ?

— C’est Langenstras qui m’envoie.

— Langenstras ? Je ne connais pas de Langenstras !

— Ah ! cessez ce jeu, Haas, ce n’est pas le moment de faire des manières. Nous avons du travail pour vous.

— Mais de quoi voulez-vous parler ?

— Vous en saurez plus le moment venu. Cela dit, Langenstras regrette très sincèrement de ne pouvoir vous féliciter personnellement pour vos nouvelles fonctions mais, vous le savez, les temps sont durs. Le combat continue. La guerre froide se joue dans l’ombre. Qui aurait pu penser un seul instant que ça se passerait comme ça !

— Du diable si je fais quoi que ce soit pour vous ! Je ne ferai rien pour vous, rien, Herr… Comment vous appelez-vous déjà ?

— Fresen. Mais il n’est absolument pas question que vous fassiez quoi que ce soit pour moi. C’est l’Allemagne qui a besoin de vous, mon cher, l’autre Allemagne, l’unique, la vraie, l’Allemagne libre, démocratique, occidentale.

Il secouait la tête sans mot dire.

— Ne faites pas cette tête-là. Nous savons que vous allez prendre vos fonctions à la Sécurité d’État de l’Est. Et, bien entendu, nous aimerions disposer d’un contact dans cette administration toute nouvelle. Quelqu’un en qui nous puissions avoir toute confiance, un homme qui en fasse partie depuis sa création. Un spécialiste, quoi, l’homme de la situation. Je suis certain que vous comprenez ça.

— Allez vous faire foutre ! Et puis, ce « nous », c’est qui ?

— L’organisation Gehlen — mon nouveau patron, et le vôtre aussi, bientôt, certainement. Reinhard Gehlen, actuellement major au Contre-espionnage à l’Ouest, le général qui dirigeait la section Est de l’espionnage pour la Wehrmacht. Vous le connaissez, cet homme, évidemment.

Nom de Dieu. Il se redressa, s’éloigna de celui qui s’était assis à côté de lui sur le banc.

— Vous auriez une cigarette ?

Fresen palpa ses poches, écarta les bras et secoua la tête en ricanant.

— J’ai arrêté de fumer, il paraît que c’est mauvais pour la santé. Désolé, j’aurais dû penser à vous acheter quelque chose de bon à fumer avant de venir de ce côté-ci.

L’expression de son visage redevint sérieuse.

— Vous n’avez d’autre choix que de travailler avec nous. Vous vivez sous un faux nom et votre biographie est tout aussi fausse. Un simple geste de notre part, et votre nouvelle carrière s’arrête brutalement. Vous vous retrouverez enchristé à Bautzen avant même d’avoir eu le temps de dire ouf. Ce qui ne serait pas nouveau pour vous, Haas, vous y avez déjà séjourné une fois, comme nous l’avons appris dans votre dossier. L’autre possibilité serait que vous disparaissiez dans les vastes étendues de la Sibérie… Nous avons en effet mis la main sur quelques documents concernant un certain Kälterer, et je suis persuadé que votre grand frère de Moscou s’y intéresserait beaucoup. Tout compte fait, je pense qu’il est dans votre intérêt de contracter une bonne assurance-vie, pendant qu’il en est encore temps.

— Il n’existe plus personne du nom de Langenstras. Vous bluffez, vous cherchez à me provoquer.

— Allons, ne jouez pas les naïfs, reprit Fresen en se rapprochant de lui. Vous savez bien que dans votre nouvel État ouvrier et paysan, tout est comme avant, comme chez nous, d’ailleurs… On a besoin d’hommes de qualité des deux côtés. Et c’est ainsi qu’il arrive qu’on embauche des gens comme vous ! Même votre Sécurité d’État cherche d’urgence du personnel qualifié, et quand on en trouve qui est compétent, on peut fermer un œil sur le passé. Et ce n’est pas tous les jours que votre Service de renseignements a la chance de mettre la main sur un Ruprecht Haas, un simple ancien commerçant, un antifasciste exemplaire qui, pendant ses stages de formation, s’est soudainement découvert une extraordinaire fibre… de flic… Il est très rare que de tels talents surgissent du néant.

Impossible de ne pas percevoir l’ironie dans la douce voix de Fresen.

Il ne dit rien. Il ne savait que répondre.

— Vous savez, Langenstras, nous l’avons tous sous-estimé, finalement. Et vous le premier. Langenstras a toujours su s’y prendre. Il a gardé son nom, tout simplement. Il a été plus malin que nous tous — il faut dire aussi qu’il avait les meilleures adresses. On n’a pu lui reprocher aucune mort de Juif. En revanche, on a pu mettre, à son actif évidemment, la traque implacable d’ennemis intérieurs de l’État, et on est très indulgent aujourd’hui pour ce genre de services rendus. Quel est en effet l’État démocratique, libre, qui accepterait de se laisser noyauter par des communistes ou d’autres ennemis de la Constitution ! Ah ! si, comme lui, vous n’aviez été qu’un de ces bureaucrates acharnés…

Fresen tira un paquet de chewing-gum de sa poche et lui en proposa une tablette. Il secoua la tête.

— C’est meilleur qu’une cigarette, en tout cas, et puis ça vous donne l’haleine fraîche… Toujours est-il qu’immédiatement après la guerre, Gehlen s’est rendu aux Américains. Avec tous les documents qu’il leur livrait sur les Russes, ils l’ont accueilli à bras ouverts. Ce qui fait que l’espionnage contre la Russie soviétique n’a pas connu de solution de continuité. Et Gehlen a réuni autour de lui des gens compétents, genre Langenstras. Et c’est par Langenstras que j’ai rejoint ce groupe, pour ainsi dire en qualité de travailleur indépendant. Il est clair qu’on ne peut pas se passer de gens comme nous. C’est comme ça, Haas. O.K. — il a bien fallu en pendre quelques-uns, les sacrifier aux temps nouveaux, je comprends ça, no problem ; mais pas du menu fretin comme nous !

— Nous savons bien ici que chez vous à l’Ouest les anciens nazis ont repris du service.

Mais même à ses oreilles cette phrase sembla un cliché de propagande vide de sens.

— C’est tout ce qui vous est resté de votre humour, Haas ? En face, les vilains anciens camarades de combat et ici, les bons et braves camarades ? Vous ne parlez pas sérieusement ! Tout cela n’est qu’une question de point de vue, de pouvoir. Vous n’êtes tout de même pas devenu communiste uniquement parce que vous êtes resté coincé dans la zone occupée par les Soviétiques et que vous avez commencé votre nouvelle carrière ici ! Nous n’avons tout de même pas été nazis uniquement parce que nous avons vécu dans le Reich allemand. Vous préféreriez certainement vivre à l’Ouest, j’en suis persuadé. Il est vrai que, ici, vous êtes bien considéré, vous passez pour antifasciste et, en tant que persécuté par le régime nazi, vous touchez même une gratification spéciale en plus de votre traitement. Nous n’avons pas la part aussi belle, nous autres, du moins pas encore… Et vous faites de nouveau partie de la police. Et vous êtes prêt à tout pour y rester. Exactement comme votre nouveau chef, Bäumler. Au fait, vous le connaissez, celui-là ? Non ? Encore un qui a gardé son nom. SS-Standartenführer Adalbert Bäumler, Office central pour la Sécurité du Reich, bureau IV, l’homme du Gouvernement général de la Pologne, celui qui s’est acquis une grande réputation dans la liquidation des Juifs. Mais si, vous le connaissez certainement… Eh bien, c’est le même Bäumler qui a repris sa carrière au service de votre Sécurité d’État. Il a retourné sa veste. Il paraît que c’est un des meilleurs agents de votre ministre. Comment s’appelle-t-il déjà, celui-là ? Wilhelm Zaisser.

Fresen fit la moue.

— Les anciens camarades sont à l’œuvre partout. Eh oui ! sans nous, pas d’État allemand possible, quel qu’il soit, Est ou Ouest. Ça ne peut que nous rendre fiers, camarade Haas, vous ne pensez pas ?

— Foutez-moi la paix, Fresen. Il y aura bien un jour un retour de bâton. Je vis sous un faux nom, c’est entendu. Ça ne fait pas bien dans le tableau, c’est exact. Mais qu’est-ce qui m’empêche de passer à Berlin-Ouest, et tout de suite si je veux ? Cet après-midi même. Qu’est-ce qui m’empêche de vous compisser, — vous et votre Langenstras ? Vous ne trouverez ma signature nulle part. Je n’ai obéi qu’aux ordres, tout bêtement obéi aux ordres.

Il marmonna :

— J’étais soldat, soldat, vous comprenez…

Il s’interrompit, se passa la main sur le visage, puis reprit plus calmement.

— Vous ne trouverez rien, rien. Rien qu’on ne serait pas susceptible de comprendre à l’Ouest. Vous voulez me faire un mauvais parti ? Bien. Je vais donc vous planter là. Foutez-moi la paix.

Fresen tira un rectangle de papier de sa poche et s’éventa avec.

— Vous savez, c’est exactement ce que pensait Langenstras. Que vous diriez tout ça. Cette tendance à l’insubordination, nous connaissons ça depuis avant même la fin de la guerre, comme vous le savez sans doute…

C’était une photo que Fresen tenait en main. Il la laissa tomber sur les genoux de Haas et dit :

— Regardez ça, bien calmement, prenez tout votre temps. Même à l’Ouest, on aime pas trop voir ce genre de choses.

Il reconnut la main, le bras tendu, puis la gamine, instantanément. Une photo de l’exécution. La victime bien éclairée. Juste un petit tas de misère. Flasque, méconnaissable, désarticulée. Le parabellum bien net, lui. Net l’uniforme, net le visage. Son visage. La photo d’un bourreau. Pas d’issue possible. L’image se brouilla sous ses yeux.

Reprenez-vous, mon vieux, faut que je puisse avoir confiance en vous. Il faut que nous soyons forts. Finissez-en. Allez-y. Finissez-en.

Il n’avait pas tiré. Non, pas lui…

Allez-y. Le temps presse.

Le jeune soldat ne bougeait pas. Les mains dans le dos.

Ce n'est encore qu'une enfant.

Arrêtez de bafouiller. Finissez-en, maintenant !

Le jeune soldat ne bouge pas, regard fixe dans le lointain.

Oui, vraiment, ce n'est encore qu'une enfant.

Sa voix.

Le jeune soldat ne dit rien. Il ne bouge pas, perdu dans ses pensées.

C’est bien sa voix. Son visage. Son pistolet. Un coup de feu. Il sent le recul dans son poignet.

La photo tremblait. Sa main tremblait. Pas d’issue. Ce n’était pas un rêve. Il n’avait pas pu faire ça. Et pourtant, si, c’était indéniable.

Fresen se leva.

— Bon, il faut que j’y aille maintenant. On prendra contact avec vous.

Il partit sans le saluer, disparut en se baissant sous les branches. Peu de temps après, il marchait sur la route en direction de la voiture qui s’éloigna. Juste avant qu’elle ne disparaisse derrière une petite côte, une limousine noire entra à vive allure dans la cour du centre de formation et freina devant Haas.

On venait le chercher. Il froissa la photo dans son poing.

Mâchoires crispées, il suivit du regard le chauffeur qui chargeait ses bagages dans le coffre. Il se jeta sur le siège arrière.

— Où allons-nous, camarade capitaine ? Directement au ministère, ou bien vous voulez faire vos courses à l’Ouest avant ? demanda le chauffeur en clignant de l’œil.

— Allez-y, vous connaissez les ordres.

Le chauffeur mit les gaz. Le centre de formation s’éloigna rapidement. Il avait appuyé sur la détente. Il l’avait fait. Tout était allé trop vite. Il y avait été obligé — ordre d’urgence, pas le choix. C’était la seule solution. Oui, Merit, c’était de la lâcheté. On ne pouvait pas tout oublier, tout effacer. Mais il venait de prendre sa décision. Car sa pénitence ne servirait plus à personne, et à lui moins qu’à tout autre.

Il remarqua que le chauffeur le regardait en coin et il s’efforça de respirer plus calmement. Ils roulaient sur la départementale en direction de Berlin. Le paysage fuyait dans le rétroviseur.

Fresen avait raison au moins sur un point : qu’y avait-il à redire à une bonne assurance-vie.

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