26

La sonnerie du téléphone le tira de ses pensées. Pour la première fois depuis longtemps, il était allé au cinéma. Avec Inge. Puis dans un palais de la danse un peu mal famé que Kruschke lui avait chaudement recommandé. Un lieu où s’ébattaient des filles faciles et des sous-officiers. Ils étaient restés malgré tout, avaient bu beaucoup et dansé un peu, jusqu’à ce que sa blessure se rappelle à lui. Finalement, passé minuit, Kruschke les avait conduits à l’appartement d’Inge. Encore sur le palier, il lui avait troussé la robe tandis qu’elle lui desserrait la ceinture. Ils étaient tombés l’un sur l’autre dans la chambre à coucher.

Quand il décrocha, la voix d’Inge semblait très émue.

— J’appelle de la préfecture de police. On vient de découvrir un nouveau crime. La victime s’appelle Stankowski, Bodo Stankowski. Le nom et la date de naissance correspondent à ceux d’un homme de ta liste de locataires.

— Il a eu lieu où ?

Il nota l’adresse.

— Tu n’en sais pas plus ?

— Non. J’ai entendu ça par hasard, parce que l’agent de l’Identification avec qui je travaille en ce moment a reçu un coup de fil d’un policier qui faisait les premières constatations. Il a dressé l’oreille, lui aussi, quand il a entendu ce nom. Il l’avait contrôlé pour moi hier.

— Très bien, continue. Si tu penses que les choses pourraient avancer plus vite, j’appelle le chef de bureau.

— Non, non, ça va, ils font de leur mieux.

Kälterer appela Kruschke, et moins de trois minutes plus tard celui-ci freinait devant la porte d’entrée.

— Où allons-nous, Herr Sturmbannführer ?

— Adolf-Hitler-Platz, et au trot, s’il vous plaît !


— Halte, vous n’avez pas le droit de passer. Circulez.

Un agent de police lui barrait la route. Il sortit son laissez-passer. L’homme rectifia la position et salua.

— Je vous prie de m’excuser, Herr Sturmbannführer.

Il pénétra dans un petit deux pièces. Des hommes en uniforme tramaient dans l’entrée et le Service d’identification était au travail dans les lieux dévastés. Un membre de la Criminelle relativement âgé et une femme éplorée étaient assis sur le divan de la salle à manger.

Un jeune fonctionnaire prit à partie les policiers du vestibule :

— Dégagez. Attendez dehors, vous allez m’effacer mes empreintes.

Sans prendre garde à lui, Kälterer entra dans la cuisine. Contrairement au reste de l’appartement, elle avait l’air presque rangée. Seuls étaient ouverts les tiroirs du buffet, le contenu de certains d’entre eux répandu sur le sol. Le corps était allongé sur le dos, bras tendus au-dessus de la tête, attachés à une patte de la cuisinière, jambes recroquevillées, vêtements déchirés, visage tuméfié et bleui. Et du sang, beaucoup de sang. Un Völkischer Beobachter était planté tout droit dans la bouche distendue et barbouillée de sang caillé. Lorsque Kälterer s’approcha, le légiste retirait prudemment le journal et examinait la gorge. Il se releva et se mit à remplir un formulaire.

Kälterer se présenta.

— Vous pouvez déjà me dire quelque chose, docteur ?

Tout en prenant ses notes, le médecin récita sa litanie sans sourciller :

— Cadavre d’homme. Taille : 1,65 m ; poids : 60 kilos environ ; âge : la cinquantaine ; vraisemblablement assommé avec un objet contondant : grosse plaie ouverte sur le crâne. (Il releva la tête.) Mais qui n’a pas entraîné la mort, pas plus que les meurtrissures au visage, sans doute provoquées par des coups de poing. Cause du décès : asphyxie, probablement.

Il désigna le cadavre.

— Profondément enfoncé dans la gorge, en partie avalé, une espèce de bâillon d’étoffe. (Il revint à son formulaire.) La mort remonte de quatorze à vingt-quatre heures. Vous en saurez plus dans trois jours, après l’autopsie.

— Merci beaucoup, docteur.

Il lui sourit, mais le légiste haussa les épaules et poursuivit son travail.

— Et vous, vous êtes qui, si je puis me permettre ?

Le jeune fonctionnaire de police s’était approché et le regardait.

— Sturmbannführer Kälterer, Office central pour la Sécurité du Reich.

Il colla son laissez-passer sous le nez du jeune homme.

— Et vous, vous êtes qui, si je puis me permettre ?

Il chuchota la réponse :

— Karl Scholl, officier de police criminelle adjoint.

— Vraiment ? Et moi qui vous prenais pour le petit porteur du Völkischer Beobachter

L’adjoint rougit.

— Mon chef, le commissaire Bechthold, est en train d’interroger l’épouse de la victime. Voulez-vous que je l’appelle ?

— Ça ne presse pas. Faites-moi d’abord votre rapport. Vous avez déjà rassemblé des informations sur la victime ?

Avec un empressement servile, Scholl brandit un calepin brun.

— La victime s’appelle Bodo Stankowski. Marié depuis 1921 avec Frau Hertha. Commerçant. L’immeuble où habitait la famille a été rasé lors d’un bombardement il y a environ six mois et elle a été affectée ici. Par la suite, une partie a déménagé à la campagne.

— Ensuite ?

La mine impatiente, il fixait l’adjoint du commissaire Bechthold.

Celui-ci feuilleta dans son carnet.

— Eh bien, après avoir subi ce bombardement, Stankowski a tenu un étal au marché de l’Alexanderplatz.

— Emplacements certainement très convoités, l’interrompit Kälterer.

— Je crois bien ! répliqua Scholl.

— Poursuivez.

— Nous en sommes là. Aucun soupçon encore. Le cadavre a été découvert par sa femme, heu… vers les dix heures. Elle a passé le week-end et le lundi chez sa sœur, à Falkenrehde, près de Potsdam, à faire des provisions de bouche illicites. Son sac à dos plein de denrées diverses est encore dans l’entrée. Pour autant que nous ayons déjà pu interroger les voisins, aucun d’entre eux n’a vu ni entendu quoi que ce soit. Un immeuble comme celui-ci est presque exclusivement habité par des gens qui travaillent, avec des locataires jeunes, des femmes avec des maris au front, des ouvriers qualifiés, tous indispensables à l’économie de guerre. Le refrain habituel : tous sont occupés à l’extérieur, et pour toute la journée.

Scholl désigna le cadavre.

— Excepté celui-ci et sa femme.

Il jeta encore un œil sur ses notes et conclut :

— C’est tout ce que nous avons pour le moment.

Le vestibule s’animait. La voix grave du commissaire donnait des ordres aux agents en uniforme :

— Cette femme est choquée. Emmenez-la chez son frère, elle vous donnera l’adresse.

Par l’entrebâillement de la porte de la cuisine Kälterer observa le policier qui donnait congé à la femme en sanglots, puis il entra dans la cuisine.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Bechthold dès qu’il vit Kälterer.

Il portait un costume croisé trois-pièces fatigué aux fines rayures bleu foncé, son crâne chauve brillant était bordé d’une étroite couronne de cheveux gris. Kälterer lui présenta son laissez-passer.

Le commissaire jeta un bref coup d’œil sur le document et le lui rendit tout en levant le nez, le sourcil interrogateur.

— Commissaire Bechthold. Qu’est-ce qui peut bien intéresser la Gestapo à cette affaire ?

— Il faudrait que je vous parle.

Kälterer regarda autour de lui.

— Entre quatre yeux, de préférence.

— S’il vous plaît, dit le commissaire et il lui indiqua le chemin d’un geste de la main.

En traversant l’entrée, il rudoya ses collaborateurs :

— Et vous, vous continuez à interroger les voisins.

Dans la salle à manger, Kälterer lui montra son sauf-conduit. Il le lut avec application.

— Eh bien ? lui dit-il, sans le quitter des yeux en le lui rendant.

— C’est nous qui nous occupons de cette affaire ! Vous n’êtes plus sur le coup.

Kälterer remarqua deux verres de schnaps sur la table basse du divan. La bouteille à moitié pleine était posée sur un napperon de dentelle blanc, à côté le bouchon en partie encore cacheté de cire rouge.

— Oui, il y a de fortes chances que la victime ait connu son assassin, dit Bechthold en se rapprochant de la table.

Kälterer opina. Un des verres était encore presque plein à ras bord. On discernait des ronds humides à côté de l’autre, vide. Il se tourna vers le commissaire.

— Bien, Herr Bechthold, faites-moi donc votre rapport, dites-moi tout ce que vous avez trouvé. Pour ce qui est des empreintes, du crime lui-même et de la victime, le médecin légiste et votre assistant m’ont déjà informé. Mais j’aimerais bien entendre la version du chef.

Bechthold s’assit sur le divan qui grinça sous son poids.

— Le maître de maison a laissé entrer l’assassin. Ils ont bu un verre ensemble, puis la victime s’est rendue dans la cuisine ; le meurtrier l’a suivie, l’a jetée à terre, frappée, attachée à la cuisinière, bâillonnée, sans cesser de la rouer de coups violents. Il a ensuite fouillé l’appartement de fond en comble. Frau Stankowski m’a confirmé que tout l’argent liquide et toutes les cartes d’alimentation ont disparu. Mais son témoignage ne nous a pas appris grand-chose. D’après elle, son mari n’avait pas d’ennemis. Le couple vivait très retiré.

Il haussa les épaules.

— Stankowski était membre du parti ? demanda Kälterer en prenant place dans un fauteuil aux accoudoirs recouverts de napperons de protection jaunes ornés de grandes fleurs brodées.

Bechthold opina.

— Mais il n’y occupait aucune fonction. Il n’était même pas à la défense passive antiaérienne. Je pense que le criminel pourrait être un client du marché ou un copain de bistrot. Frau Stankowski a dit que son mari sortait souvent le soir et sentait le schnaps en rentrant. Mais il ne lui a jamais dit quel bistrot il fréquentait. En tout cas pas celui du coin, on a déjà vérifié.

Le commissaire fit une pause.

— Au final, je dirais crime crapuleux, peut-être avec préméditation, blessures ayant entraîné la mort, mais le résultat est le même : le coupable n’échappera pas à la hache.

— C’est tout ? demanda Kälterer.

Faisant fi de toute précaution en matière d’investigation, il saisit le bouchon et reboucha la bouteille d’eau-de-vie d’un geste vif.

Bechthold le regardait, impassible.

— Oui, enfin, selon nos premières constatations. Mais vous ne vous attendiez certainement pas à ce que je vous livre déjà des conclusions définitives.

— C’est bien pour les établir que je suis là. Faites-moi un rapport écrit, avec tous les détails.

— Bien, je m’y mets.

Le commissaire se leva, mais resta sur place quand il vit que Kälterer continuait à fixer la bouteille d’eau-de-vie.

— Vous connaissez l’annexe de la Kochstrasse ?

Bechthold opina.

— Bien entendu. Mais vous ne voulez toujours pas me dire ce qui intéresse la Gestapo dans cette affaire ?

Kälterer se leva à son tour.

— Exactement, Herr Bechthold.

Il se dirigea vers la porte d’entrée, se tourna vers le commissaire resté près de celle de la cuisine. Un petit flic matois proche de la retraite que certainement plus rien ne troublait, mais qui ouvrait pourtant toutes grandes les oreilles en entendant le mot Gestapo…

— Ceci encore : je vous prie de me donner l’adresse actuelle de Frau Stankowski.

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