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Haas était propriétaire d’un jardin ouvrier quelque part entre Lichtenberg et Marzahn et sa femme s’en était encore occupé jusqu’à sa mort. Il n’avait eu aucun mal à obtenir cette information. La mère Fiegl le lui avait dit. Il n’avait rien appris d’autre lors de son interrogatoire, mais elle savait au moins ça. La vieille femme avait eu une réaction horrifiée et s’était mise à trembler quand il lui avait dit de se tenir sur ses gardes parce que son ancien camarade d’immeuble, Haas, était sur ses traces et voulait se venger d’elle puisqu’il la rendait responsable, elle et les autres, de son malheur.

La voiture cahotait lentement, de nid-de-poule en nid-de-poule, sur le chemin de terre bourbeux qui menait aux jardins ouvriers.

Il pensait encore à cette conversation avec la vieille Fiegl, ou plutôt aux réponses incompréhensibles qu’elle avait bredouillées au sujet de cette folle série de meurtres.

La dénonciation ? Haas ne pouvait pas la chicaner à cause de ça ! C’était un peu ennuyeux, mais son seul tort était d’avoir été présente ce soir-là, ce n’est pas comme si elle l’avait personnellement dénoncé. Mais quelle idée aussi d’aller offenser le Führer ! Un peu de chance dans la vie et la paix chez soi, elle n’en demandait pourtant pas plus. Et ce qu’il avait dit, bien inutile, ça aussi… Mais c’était comme ça dans la vie. On est là, on ne pense à rien de mal. En fait, on se trouve au mauvais endroit au mauvais moment, et tout à coup on est embringué dans une histoire stupide, avec laquelle on n’a strictement rien à voir, et il faut se justifier quand même. C’était comme ça, voilà tout. Terminé. Tout en parlant, la femme n’avait pas cessé de le regarder d’un air stupide.

— À droite, maintenant, Herr Sturmbannführer ? lui demanda Kruschke sans se retourner.

— Arrêtez-vous ici, Kruschke, je ferai le reste à pied. Ce n’est pas le moment de se faire repérer avec des bruits de moteur.

— À vos ordres, Sturmbannführer. Pour un Berlinois, le coin est vraiment désespérant, remarqua le chauffeur.

Il était sans doute aussi de cette armée de mouchards qui faisaient leur rapport à Langenstras.

— Soyez heureux d’y conduire votre berline. Vous pourriez sans doute être muté dans des endroits pires que celui-ci.

Derrière son volant, Kruschke rectifia la position. Allons, il n’avait sans doute pas encore eu la possibilité de cafarder quelque chose de bien intéressant !

Kälterer vérifia que le chargeur de son 9 mm parabellum était plein et le repoussa, dans son logement. Un chargeur de huit cartouches, c’était suffisant, sauf pour nettoyer une tranchée en combat rapproché. Il fit sauter le cran de sûreté du pistolet. Il n’était pas tout à fait impossible que Haas soit dans son jardin. L’homme était dangereux, il fallait s’attendre à tout.

Si vis pacem, para bellum. « Si tu veux la paix, prépare la guerre. » C’était à peu près le sens. C’était peut-être à cause de son éducation humaniste qu’il tenait à ce lourd P08, quoique l’arme eût été remplacée en 1942 par un modèle plus récent. Et qui plus est : elle n’était pas du tout en rapport avec son grade. Habituellement, les officiers s’achetaient eux-mêmes leur arme, et avant tout un calibre 7,65. Ces derniers temps, on se portait volontiers sur le Mauser, pour les reflets bleus du métal.

Il enfouit le pistolet dans la poche de son manteau et regarda brusquement dans le rétroviseur. Son regard croisa celui de Kruschke qui l’observait avec attention. Le chauffeur détourna aussitôt les yeux et fixa le pare-brise.

— Attendez-ici !

Il descendit de voiture et ferma la portière sans la claquer. C’était peut-être une précaution inutile, car le vent qui soufflait en tempête étouffait tous les bruits. Ils auraient pu s’approcher plus, mais on n’était jamais trop prudent.

Il suivit le chemin boueux à courtes enjambées. Les lopins de terre des jardins ouvriers étaient à environ deux cents mètres. Quelques corneilles passèrent au-dessus de lui en croassant, survolèrent les arbres et se posèrent entre les jardins et un bosquet, dans un champ fraîchement ensemencé.

Les lieux avaient l’air abandonnés. Il n’y avait pas âme qui vive, aucun bruit ne signalait une quelconque activité ou des jardiniers qui seraient venus le soir après le travail pour préparer leurs plates-bandes et leurs cabanes pour l’hiver. Au-dessus de l’entrée principale, un écriteau signalait : « Lieu de jardinage et de repos ». L’association ne s’était pas souciée d’une clôture. Il n’en repéra pas non plus à l’autre extrémité de l’allée centrale. Selon le croquis qu’il s’était tracé suivant les indications de la mère Fiegl, la parcelle de Haas était la dernière à droite de la deuxième allée perpendiculaire.

Les terrains avaient à peu de chose près tous la même surface. Ils étaient séparés par des clôtures grillagées le long desquelles grimpaient des ronciers de framboises et de mûres. Le vent s’emparait des dernières feuilles des poiriers à haute tige, des pommiers trapus et des cerisiers qui lui barraient la vue. Les feuilles virevoltaient dans la bourrasque et finissaient par se prendre dans les ronciers. La plupart des plates-bandes avaient été récoltées, il restait encore quelques choux isolés sur quelques parcelles. Le vert foncé d’une plantation de choux frisés fit tache sur les bruns de cette fin d’automne. Devant les constructions de planches des abris de jardin, les légumes étaient alignés comme des militaires à la parade. Alors qu’il continuait à avancer, il vit de la fumée qui sortait de quelques cheminées. Manifestement, toutes les parcelles n’étaient pas abandonnées. Il évita prudemment toutes les flaques d’eau de pluie de l’allée principale détrempée et s’engagea dans la deuxième.

Il s’arrêta brusquement et empoigna la crosse froide du parabellum. Le vent lui apportait un léger bruit de tôle, comme si quelqu’un avait renversé quelque chose. Il était face à la dernière parcelle côté droit. Ce devait être le jardin de Haas.

Il resta debout sans bouger devant la porte en tôle grillagée, se contentant d’observer les lieux. Un chemin dallé presque entièrement envahi par la végétation menait à une simple tonnelle. De chaque côté s’étendaient des plates-bandes gagnées par des mauvaises herbes sèches et maigres. On n’avait certainement pas beaucoup jardiné ici cette année. Dans un coin du terrain, rongée par les intempéries, il y avait une petite cabane à outils derrière laquelle on devinait un compost recouvert de vrilles de citrouilles fanées. Tout semblait plongé dans un profond sommeil.

Il pesa doucement sur la clenche et essaya d’ouvrir le portail qui grinça dans ses gonds, mais resta en place. Il poussa le panneau grillagé qui finit par céder un peu avec un léger crissement, puis se coinça. Si Haas était là, ce bruit l’avait sûrement trahi. S’il était dans la baraque, il n’avait qu’une seule issue, sortir pour s’enfuir et pour ainsi dire se précipiter dans ses bras. Il fallait faire vite. Kälterer se jeta de tout son poids contre le portail et manqua tomber dans l’allée dallée quand il s’ouvrit à la volée et que le ressort à boudin la referma. Il se reprit aussitôt. Si Haas était là, il le tenait.

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