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Wörthstrasse. La bataille de Reichshoffen, près de Wœrth dans le nord de l’Alsace, 1871. Des Wurtembourgeois et des Badois montent vaillamment à l’assaut des troupes françaises. Kälterer grimpait les escaliers quatre à quatre. Après chaque raid aérien, une fine poussière de crépi se détachait des murs gris du sombre bâtiment. Les femmes de ménage n’arrivaient plus à suivre. Les travaux de nettoyage commençaient tout en haut de la hiérarchie. Le bunker du Führer, propre. La chancellerie du Reich, propre. Prinz-Albrecht-Strasse 8, toujours bien propre. Dans la Wörthstrasse ou dans des annexes comme celles de la Kochstrasse ou à son domicile, le ménage ne suivait plus. C’est pourquoi, selon le jour ou l’heure, les escaliers étaient poussiéreux.

Il était deux heures de l’après-midi. Heure à laquelle s’étaient dessinées des demi-lunes claires dans la poussière grise des marches. Mais la rampe de l’escalier était toujours sale. Personne ne posait la main sur un garde-fou sale. Il passa une porte battante et pénétra dans un couloir sombre. La deuxième porte de gauche était la bonne. Il entra dans le bureau sans frapper.

Avec un individu du genre de Bechthold, il ne fallait pas hésiter à être un peu brusque.

Deux fenêtres, deux bureaux encombrés de papiers, deux fonctionnaires, une fleur en pot desséchée, un poêle dans un angle. Il ne tint pas compte de l’assistant assis sur la gauche, Scholz ou Scholl et, main droite glissée dans la poche de son pantalon, pan de la veste relevé, celui du manteau crânement rejeté en arrière il se planta devant l’homme plus âgé.

— Bonjour, commissaire Bechthold, dit-il en ricanant, toisant de haut le fonctionnaire qui griffonnait sur un morceau de papier. Toujours appliqué au travail ?

Il approcha une chaise, s’assit sans vergogne devant le bureau de Bechthold, repoussa quelques chemises d’un revers de l’avant-bras et déposa son chapeau sur la place ainsi libérée.

Bechthold s’empressa de déplacer sa bouteille thermos.

— Qu’y a-t-il à votre ser… ?

— Beaucoup de travail par les temps qui courent, l’interrompit-il, beaucoup de choses dont on ne peut s’occuper correctement, ce qui doit certainement chagriner le cœur d’un vrai flic. Pas le loisir de mener correctement ses enquêtes, on classe des affaires à la va-vite. C’est l’époque qui veut ça, on n’y peut rien.

— De quoi s’agit-il, Herr Sturmbannführer ?

Bechthold l’observait en clignant les yeux. Il avait l’air calme, comme si l’apparition théâtrale de Kälterer ne l’impressionnait absolument pas.

Avec les vrais coriaces, à l’assaut, comme Blücher à la Katzbach, faut les asticoter, ces gars-là, leur avait inculqué l’instructeur. Mais un vieux renard comme Bechthold savait ça aussi, naturellement. Il réussirait donc sans aucun doute à molester plus facilement un homme comme le commissaire en jouant les demi-habiles, en usant de la fibre paternaliste, de la confiance. Il changea donc de registre, parla d’une voix plus posée.

— De l’affaire Frick, évidemment. J’ai étudié le dossier et je me demande si vous n’auriez pas commis là une petite erreur.

Bechthold se laissa aller contre le dossier de sa chaise et joua avec un crayon. Sans que l’un ou l’autre des deux fonctionnaires eût prononcé un mot, Scholl quitta la place. Quand la porte se fut refermée derrière lui, le commissaire demanda :

— Où voulez-vous en venir ?

Répondre à une question par une question : ce genre de pratique avait de quoi faire bouillir un officier SS de la kripo, et cela Bechthold le savait aussi.

Mais Kälterer sut se maîtriser : au fond, il n’avait besoin que d’une seule information.

— Je vous ai déjà parlé de ces ressemblances notables et troublantes entre le meurtre de Stankowski et la mort de Frick. J’aurais aimé savoir qui a reconnu Buchwald sur les lieux où la Frick a été tuée.

— L’affaire est classée. Le dossier est sur le bureau du procureur.

Bechthold avait pris un autre crayon sur son bureau et le faisait pirouetter entre ses doigts sans lever les yeux. Le commissaire avait quelque chose à cacher, Kälterer en était certain. Ou peut-être s’agissait-il une fois encore d’un de ces coups en traître, d’une jalousie entre services, envers ceux qui jouissaient d’un traitement de faveur, ou un de ces coups en douce tout en finesse qui entravaient si souvent le travail de la police. Il déplaça son chapeau de manière qu’il touche une pile de dossiers en désordre.

— Mon cher Bechthold, vous n’allez tout de même pas me refuser cette petite information ?

Bechthold n’avait pas perdu un centimètre du trajet du chapeau. Dans sa main, le crayon ne bougeait plus.

— Vous vous rappelez mon sauf-conduit ?

Le commissaire se pencha lentement en avant, ouvrit un tiroir dans lequel il sembla plonger tout entier, et en sortit un calepin.

— Heutelbeck, Hinrich, Tempelherrenstrasse 2.

Il leva les yeux.

— C’est lui qui a formellement reconnu Buchwald dans l’escalier ; c’est du moins ce qu’il a déclaré. La déposition écrite de Heutelbeck est sur le bureau du procureur, signée. Buchwald avait une liaison avec Frick. Ce fameux soir, ils se querellent, puis la demoiselle est assassinée. Ce qui fait que Buchwald a un mobile. Mais il nie être entré dans l’immeuble, quoique Heutelbeck l’ait vu. Il se rend ainsi automatiquement suspect, et à mes yeux il l’est encore.

Il arracha une page de son calepin et la fit glisser sur le bureau.

Kälterer s’en empara et se leva.

— C’est tout ce que je voulais savoir, Bechthold.

Il reprit son chapeau et sortit sans un mot.

Parvenu au bout du sombre couloir, passé la porte battante, il vit Scholl appuyé à la balustrade du palier. Les dessous de manche des avant-bras de sa veste bleu foncé étaient souillés de poussière et à l’endroit où il s’était appuyé, le bois brun vernis luisait comme si on venait d’y passer le chiffon. Kälterer lui fit un signe de la tête pour le saluer avant de s’engager dans l’escalier. L’adjoint du commissaire le retint :

— Herr Sturmbannführer, pourriez-vous m’accorder un instant ?

— Certainement. De quoi s’agit-il ?

Scholl tourna le dos à la rampe et dit à voix couverte :

— C’était un ordre. Je ne pouvais rien faire.

— De quoi parlez-vous ?

— Ce que le commissaire vous a dit n’est pas tout à fait exact. Pourtant, il était question de Front rouge, de saboteurs et de traîtres.

Scholl remarqua que ses avant-bras étaient couverts de poussière et s’empressa de tapoter ses manches.

— Venez-en au fait, mon vieux.

L’assistant interrompit sur-le-champ son opération de dépoussiérage.

— Euh, tout le service est vraiment sous pression à cause de l’attentat contre le Führer et de l’augmentation de la criminalité.

— Vous commencez à me taper sur les nerfs, mon cher Scholl.

Scholl regarda vers la porte battante.

— Bechthold a monté tout un truc, là… avec ce rouge… ce Heutelbeck… Un rouge pur jus, membre d’un comité d’entreprise depuis leur création et tout et tout. Jamais capable de la boucler. Il faisait toujours des blagues idiotes, traînait le mouvement dans la boue, mais personne ne l’a jamais dénoncé.

Tout en lui parlant, l’assistant le regardait, comme s’il guettait un mot d’approbation. Kälterer haussa les épaules.

— Bechthold a donc menacé Heutelbeck avec son passé de rouge et l’a ainsi obligé à identifier Buchwald. Dès le départ, j’ai pensé que ce n’était pas correct, même pour se faire bien voir de ses supérieurs. Bechthold voulait certainement se rendre indispensable en ces heures décisives pour notre patrie.

Scholl s’interrompit net. Puis il ajouta à voix basse :

— Mais c’était, c’est encore, mon supérieur hiérarchique…

Cet incident cadrait avec le reste. Partout où il mettait les pieds, il pataugeait dans la même gadoue. Il donna un coup de pied dans une boulette de mortier qui alla s’écraser quelques marches plus bas.

— Et vous aussi, vous voulez sans doute vous rendre indispensable, n’est-ce pas ? Maintenant qu’on fait même appel à des divisions de vieux grognards pour la milice du Volkssturm.

Kälterer posa le pied sur la première marche. Jusqu’au rez-de-chaussée le milieu des marches avait été tellement piétiné qu’il en était propre.

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