à Raymond Lévy
homme et ami mémorable
On s’arrête tout à coup de lire. Sans pour autant lever les yeux. Ils restent sur le livre et remontent les lignes, reprenant une phrase, un paragraphe, une page. Ce peut être pour la beauté, pour l’intelligence, pour l’humour, pour l’originalité de ce que l’auteur a écrit et qu’on a envie de relire sans attendre.
Ce peut être aussi parce que le passage nous a paru obscur et qu’on aimerait comprendre avant d’aller plus loin.
Ce peut être encore parce que ces mots, tout à coup, interpellent notre mémoire, la titillent ou se cognent contre elle.
N’avons-nous pas vécu une scène proche de celle que l’écrivain vient de raconter ? N’avons-nous pas connu un personnage fort ressemblant à celui dont on nous décrit les faits et gestes ? Et quand ce personnage, c’est nous-même mêlé aux souvenirs d’un autre, comment ne pas juger utile ou amusant de préciser ou de commenter ?
Cette attitude, cette manie, cette obsession, cette fantaisie, n’est-ce pas aussi la nôtre ? Cette idée n’est-elle pas installée sous notre chapeau depuis longtemps ? À moins que nous ne l’ayons toujours combattue. Ce mot, ce simple mot, ne nous évoque-t-il pas notre enfance, un livre, une querelle, des vacances, un voyage, la mort, des plaisirs soudain revenus sur nos lèvres ou courant sur la peau…
Bref, plus je vieillis, plus mes lectures sont ponctuées d’arrêts commandés par ma mémoire. Elle n’est pourtant pas la partie la plus vaillante de ma petite personne. Imprévisible et capricieuse, elle aime bien cependant déclencher sur moi des ricochets semblables à ceux obtenus par ces petites pierres plates que je faisais rebondir sur la surface étale des étangs et des rivières de mes jeunes années.
Ces ricochets, profession oblige, sont le plus souvent littéraires. Ou, plutôt, relevant de la vie littéraire. Les mains de la plupart des écrivains évoqués ont lâché le stylo. De mes ricochets ils ne feront pas de ricochets. Ç’aurait été plaisant et m’aurait rappelé les concours que nous faisions au bord de l’eau, comptant le nombre de fois où la pierre rebondissait jusqu’à ce que, à bout de force, elle disparût.
La mémoire n’en fait qu’à sa tête. C’est pourquoi elle interrompt aussi mes lectures pour des bagatelles, des sottises, des frivolités, des riens qui sont de nos vies des signes de ponctuation et d’adieu.