Henri Michaux : « C’est encore une fois non (…). Je cherche une secrétaire qui sache pour moi de quarante à cinquante façons écrire non », Donc c’est non, lettres présentées par Jean-Luc Outers.
Alors directeur du Figaro, Jean d’Ormesson m’avait convoqué dans le splendide bureau ovale de l’ancien hôtel particulier du parfumeur Coty, devenu siège du quotidien, au rond-point des Champs-Élysées.
« Je ne sais pas dire non, m’a-t-il confessé. Je m’aperçois qu’il est difficile de diriger un journal sans être souvent obligé de dire non. »
Jean d’Ormesson venait justement de me dire non. Propriétaire du Figaro, Jean Prouvost (quatre-vingt-huit ans) avait demandé que je passe le voir à Paris Match. Ce rendez-vous m’intriguait. J’avais été l’un des organisateurs de la grève du journal de 1969. Depuis nos « barricades » et d’âpres négociations, quatre ans auparavant, je ne l’avais plus revu. Il me dit d’emblée que tous ces différends appartenaient au passé et que lui était hardiment tourné vers l’avenir. Preuve en était qu’il allait bientôt nommer Jean d’Ormesson directeur du Figaro. Il lui avait suggéré, entre autres réformes, de me confier la rédaction en chef des services culturels du quotidien. Le nouvel académicien avait jugé l’idée excellente, ce qu’il me confirma au cours de la visite que je lui fis dans son bureau de l’Unesco.
Mais, sitôt dans son bureau directorial, Jean d’Ormesson s’aperçut que les chambardements sont plus faciles à imaginer de loin qu’à réaliser de près. Il en parle dans son livre de souvenirs Je dirai malgré tout que cette vie fut belle : « Bernard Pivot était déjà une figure du Figaro littéraire. Conscient de ses capacités, qui étaient grandes, et soutenu par Jean Prouvost, il souhaitait obtenir tout un secteur qui ne comprenait pas seulement la littérature, mais les spectacles, les loisirs et le sport. Bref, tout un pan considérable du journal, sauf la politique et l’économie. Les coups de téléphone et les messages — venus parfois de très haut — pleuvaient en sa faveur et aussi contre lui. Je dus me résigner à contrecœur à priver le journal de sa collaboration. Je le déplore encore aujourd’hui avec sincérité. »
Non, je n’avais rien souhaité, ni rien demandé. J’avais été le premier surpris des responsabilités que Prouvost et d’Ormesson avaient décidé de me confier et que j’avais un peu légèrement acceptées. Il n’y avait pas le sport. Que la culture, mais toute la culture. André Malraux et Jacques de Lacretelle, de l’Académie française, bombardaient de coups de fil le nouveau directeur pour défendre leurs obligés dans la place et pour s’étonner qu’on pût faire confiance à un journaliste ayant aussi peu l’esprit posé du Figaro. C’est à eux que Jean d’Ormesson ne savait pas dire non.
Il était visiblement embêté de ne pouvoir tenir la promesse qu’il m’avait faite avec imprudence et de revenir sur un engagement pris avec le propriétaire dans l’euphorie de sa nomination. Beaucoup de gens dans l’édition et les galeries d’art étaient au courant de mon imminente promotion. Elle n’aurait pas lieu. J’étais ridicule. Je n’avais plus qu’à quitter le journal. Ce que sincèrement Jean d’Ormesson voulait éviter. Nous ne nous connaissions pas, sinon, pour me retenir, il ne m’aurait pas proposé le titre de rédacteur en chef avec autorité sur le tourisme, la météorologie, la gastronomie, la philatélie et les rubriques de jeux. J’ai décliné avec le sourire et lui ai demandé mes indemnités de départ. Il a refusé, peut-être pour me décourager de prendre la porte, sûrement parce que, démissionnaire et non licencié, je n’y avais pas droit. Il n’allait pas commencer son mandat de directeur du Figaro en transgressant la loi ! J’ai demandé l’arbitrage de Jean Prouvost. Après tout, c’était son argent. Étant au journal depuis quinze ans, j’ai reçu un joli chèque.
Avec cet argent, ainsi que le rapporte Jean d’Ormesson dans son livre de souvenirs, j’ai fait construire une piscine dans ma propriété du Beaujolais. « Il se vengea de moi de la façon la plus élégante : il donna mon nom à sa piscine avec une amicale ironie… » Il n’ajoute pas ce qu’il déclara avec humour au journaliste qui l’avait informé de mon initiative : « J’espérais que, peut-être, après ma mort, un collège ou un lycée porterait mon nom, je n’imaginais pas que ce serait une piscine de mon vivant. »
Si j’étais resté au Figaro, je n’aurais pas fait la même carrière à la télévision. Je dois beaucoup à Jean d’Ormesson. Béni soit son non !