Les lèvres fermées

Plus âgé et plus fort que moi, le garçon me renversa sur l’un des bureaux de la classe déserte et, mes bras prisonniers de ses mains habiles, m’embrassa sur la bouche. Je sentis le contact désagréable de ses lèvres sur les miennes, fermées. Puis, se relevant, il me relâcha. Il n’avait pas l’air d’un vainqueur. Plutôt gêné par son audace, m’a-t-il semblé. Bientôt humilié de me voir tirer un mouchoir de ma poche pour m’essuyer. Sans un mot il se retourna et partit. Aussi gênés l’un que l’autre, par la suite nous n’avons jamais évoqué ce baiser interdit, volé, raté.

Durant mes cinq années d’internat, ce fut là mon seul contact avec le corps des garçons. Je ne les attirais pas et ils ne m’attiraient pas, alors qu’une affiche de cinéma représentant une pianiste en robe de soirée, les épaules nues, me chauffait le croupion pendant toute la soirée.

Nous ignorions les mots homosexualité et homosexuel. On se contentait de pédéraste et pédé. Circulait aussi le mot inverti, mais il nous paraissait savant et obscur.

Le pensionnat Saint-Louis, à Lyon, était tenu par les frères du Sacré-Cœur. Selon eux, tous les péchés de chair menaient directement en enfer, surtout la masturbation solitaire. Alors, à deux ! Qui aurait osé s’y risquer ? Personne, imaginais-je. J’en suis moins sûr aujourd’hui après avoir lu Les Feux de Saint-Elme, nom d’un internat d’Arcachon où Daniel Cordier, qui sera le secrétaire de Jean Moulin pendant la Résistance, a passé son adolescence.

Lui fut très tôt aimanté par le corps des garçons. Avec deux de ses camarades de classe pour lesquels il nourrissait de la passion, il échangea étreintes et caresses. Initié à des jeux érotiques par des aînés qui lui étaient indifférents, il ne parvint pas jusqu’à la fusion, tant espérée, tant imaginée, avec les corps des bien-aimés. Non par crainte d’être surpris, mais par peur du péché.

Les dominicains de Saint-Elme ne devaient pas être moins vigilants et sévères que les frères du Sacré-Cœur de Saint-Louis. Certains de leurs élèves parvenaient pourtant à tromper leur surveillance. Ils étaient assez malins pour trouver des cachettes à l’intérieur du collège et du temps sur leurs études et les récréations pour se donner du plaisir. Pourquoi n’en aurait-il pas été de même à Saint-Louis ?

Je n’ai jamais su qu’il y eût des Daniel Cordier, des Bob, des David. Étais-je naïf ? Aveugle ? Innocent ? Idiot ? Mes copains itou ? Il est possible que, indifférents au charme des garçons, incurieux de ces choses-là, nous n’ayons pas remarqué le penchant de quelques-uns, ni su surprendre leurs mines, leurs regards, leurs invites, peut-être leurs étreintes. Leur prudence les préservait de tout soupçon. Le non-dit avait pour meilleure alliée la hantise du scandale. Et puis la maîtrise d’un secret est souvent plus gratifiante que le plaisir éphémère de sa divulgation. Preuve en est que je n’ai fait la confidence à personne du baiser interdit, volé, raté. Ce n’est pas un hasard si j’ai oublié le prénom et le nom du garçon. Je revois son visage. Il n’était pas mal.

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