Le dernier rôle de Jean-Pierre Melville

Le 2 avril 1973, pour ma première émission de télévision Ouvrez les guillemets, sur la première chaîne, j’avais enrôlé Gilles Lapouge comme chroniqueur de littérature générale. Nous avions travaillé ensemble au Figaro littéraire, nous étions amis et j’appréciais autant le journaliste que l’écrivain, en particulier pour l’élégance et les saveurs de son écriture.

« Durant la première émission, écrit Gilles Lapouge, j’ai parlé du livre d’Ismail Kadaré, Chronique de la ville de pierre. Le lendemain, Jacqueline Baudrier, la patronne, a félicité Pivot. Quant à moi, il m’a été reproché le choix stupide d’un romancier que personne ne connaissait, un Albanais en plus ! Décidément, je ne valais rien et d’ailleurs je ne savais pas parler. J’ai tout de suite été naufragé », En toute liberté.

Gilles Lapouge exagère un peu. Il a admirablement parlé de Kadaré — choix judicieux — mais trop longuement, ce qui a énervé des professionnels de la télé. Il raconte ensuite que pour empêcher son éviction, j’ai mis ma démission dans la balance. Il m’a suffi de dire à Jacqueline Baudrier que nous étions l’un et l’autre des débutants et que nous continuerions l’un et l’autre, ensemble, à nous améliorer.

Parmi les chroniqueurs d’Ouvrez les guillemets, Jean-Pierre Melville tenait une fois par mois la rubrique des romans policiers. J’étais un fan de ce metteur en scène austère qui avait réalisé de magnifiques films noirs comme Le Doulos, Le Deuxième Souffle, Le Samouraï, Le Cercle rouge. Depuis l’échec commercial d’Un flic, il ne tournait plus guère. J’ai pensé que faire la critique des polars à la télévision l’amuserait. On me rapporta qu’il avait un caractère ombrageux, très soupe au lait, et qu’il lui serait difficile sur le plateau de n’en être pas le patron. On verrait bien. Il accepta tout de suite, avec une satisfaction surprenante.

Dès le lendemain de sa première prestation, intelligente, pleine d’autorité, sur Émile Gaboriau, Conan Doyle et James Cain notamment, il me demanda de passer le voir, rue Jenner, dans le XIIIe arrondissement, où il possédait des studios qui avaient brûlé quelques années auparavant. Mes questions, mes enchaînements ne lui avaient-ils pas plu ? Ne lui avais-je pas laissé assez de temps pour s’exprimer ? Non, de ce côté, tout allait bien. Mais la mise en scène de l’émission était déplorable. Si je ne changeais pas de réalisateur, je courais à la catastrophe !

Le réalisateur était Claude Barma, l’une des gloires de la télévision de l’époque (Belphégor, Les Enquêtes du commissaire Maigret, Les Rois maudits, etc.). Il est vrai que sa spécialité était la fiction et non la retransmission en direct de conversations de plateau. Mais c’était Barma ! À la télévision, une renommée égale à celle de Melville au cinéma.

Le cinéaste reprochait au « téléaste » d’avoir planté un embrouillamini de canapés et de fauteuils dans lesquels les invités se tournaient le dos et devaient risquer le torticolis pour suivre les dialogues auxquels ils ne participaient pas. Pourquoi m’obliger à faire trois ou quatre déplacements pendant l’émission alors que je serais plus à l’aise sur un seul siège autour duquel les écrivains et chroniqueurs seraient groupés ? Pourquoi filmer compliqué quand on peut faire simple ?

Il y avait du vrai dans les critiques de Melville, en particulier les disgracieuses torsions des invités sur leurs chaises ou dans les canapés. Mais allez dire cela au populaire, sympathique mais susceptible Claude Barma ! À la télévision, je n’étais encore qu’un béjaune pour qui un plateau, son mobilier, les places des caméras dessinaient une géométrie mystérieuse. Si je me risquais à en contester l’efficacité et l’harmonie, Barma comprendrait aussitôt que j’avais été embobiné par Melville. Déjà qu’il avait jugé décevante sa première intervention dans l’émission !

Il n’y en eut pas de seconde, Jean-Pierre Melville ayant refusé, un mois après, de cautionner par sa présence la mise en scène de Claude Barma. Magazine d’hommage aux mots et à la littérature, Ouvrez les guillemets débutait par une guerre des images. Je regrettais beaucoup d’avoir perdu Melville. Trois mois après, c’est toute la France qui regrettait sa disparition.

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