L’urgence de l’écriture

Marguerite Duras : « J’ai toujours aimé ça, l’urgence de l’écriture journalistique. Le texte doit avoir en soi la force — et pourquoi pas les limites — de la hâte avec laquelle il a été rédigé. Avant d’être consommé et jeté », La Passion suspendue.

Il est très vrai que les journalistes sont souvent dans l’urgence pour écrire leurs articles. Soit parce qu’ils y sont contraints, leurs récits ou commentaires étant concomitants ou très proches de l’événement dont ils rendent compte : une conférence de presse, une rencontre sportive, des élections, un attentat, une catastrophe météorologique, le palmarès d’un festival… Soit parce qu’ils ont attendu le dernier moment pour remettre leur copie, repoussant au dernier jour l’écriture du texte qui leur a été commandé.

Beaucoup de journalistes sont des procrastinateurs. Plusieurs raisons à cela. Nous aimons que le délai entre la rédaction et la parution soit le plus court possible. C’est le concept du beaujolais nouveau. Aussitôt vinifié, aussitôt bu. Aussitôt écrit, aussitôt lu. Les articles ne se bonifient pas en vieillissant. Toujours être au plus près de l’actualité. Les journalistes de radio et de télévision sont dans l’instantané alors que leurs confrères de la presse écrite sont toujours dans le différé. À Lire, qui est un mensuel, je souffrais qu’il faille attendre une dizaine de jours avant que mon éditorial puisse être lu. Il me semblait qu’il n’était déjà plus très frais, comme frappé d’obsolescence.

Nous retardons aussi l’écriture d’un article au prétexte que nous pouvons tirer avantage d’un peu plus de réflexion et d’un surcroît d’informations ou de documentation. C’est souvent de la paresse camouflée sous l’esprit de sérieux.

Mais le principal motif qui nous pousse à écrire au dernier moment, c’est de bénéficier de l’urgence, de sa fièvre, de son excitation, de sa stimulation, de sa décharge d’adrénaline. Il y a du plaisir, même s’il est un peu sur les nerfs, à enrôler sous nos doigts les mots qui n’ont que trop attendu. Et nous pouvons espérer, comme l’a bien vu Marguerite Duras, que la hâte apportera de la force au texte. La contrainte du temps lui ajoute une sorte de légitimité et même de nécessité. On se convainc, à tort ou à raison, qu’un autre jour, à un autre moment, nous aurions fait moins bien.

Aragon, journaliste, était un virtuose de l’urgence. Sachant qu’un coursier viendrait chercher son papier à une heure convenue, il se mettait à écrire suffisamment tôt pour ne pas le faire trop attendre, suffisamment tard pour ne pas consacrer à l’article plus de temps qu’il n’en méritait. On a là-dessus le témoignage de son ami François Nourissier : « … Je regardais Louis travailler à l’autre bout de la longue table : il noircissait douze ou quinze pages, sans marge, sans ratures, sans ajouts, le temps pour moi d’en écrire une — il est vrai que le spectacle de cette prodigieuse aisance me détournait de mon travail », À défaut de génie.

Sur le Tour de France, Antoine Blondin était aussi un artiste de la page impeccable, presque sans ratures ni becquets. S’il avait un gros remords et devait biffer, il préférait déchirer la feuille et tout recommencer sur une autre, de son écriture appliquée, droite et ronde. Il pissait cependant moins de copie pour L’Équipe qu’Aragon pour Les Lettres françaises.

Je ne suis pas un sprinter. Ni un coureur de fond. Dans les courses de demi-fond des années 50, je forçais ma nature pour rester le plus longtemps possible au milieu du peloton. Dans l’écriture, c’est kif-kif bourricot (expression en vogue dans les années 50). Bien que je risque de manquer de souffle et de temps, j’attends, moi aussi, le dernier jour pour faire mon travail. C’est imprudent parce que je tiens à remettre ma copie à l’heure. En vingt ans de collaboration au Journal du dimanche, peut-être une ou deux demi-journées de retard ? C’est précisément l’imprudence qui enchérit sur la jouissance d’écrire le meilleur article possible.

Il m’est arrivé au Figaro de téléphoner entre vingt-trois heures et minuit un court papier sur la première d’un spectacle. Tant de lignes, pas une de plus, pas une de moins, l’article étant logé à une place bien précise dans une page qui l’attendait pour être bouclée. Philippe Bouvard et Pierre Macaigne excellaient dans cet exercice. La pression de devoir, très vite, dicter un billet léger, amusant — dit « parisien » —, m’excitait comme une boisson forte et me gâchait le spectacle.

Au Figaro littéraire, j’étais plein d’admiration et d’envie pour deux phénomènes : Pierre Mazars et Dominique Jamet. Nous avions commandé un taxi pour aller déjeuner dans un bistrot des Halles quand l’AFP annonçait la mort d’un écrivain, d’un peintre ou d’un architecte. Il fallait aussitôt écrire un à deux feuillets pour l’édition du Figaro qui partait à dix-huit heures en province. « Donnez-moi dix minutes », disait Pierre Mazars. Il ne lui en fallait pas davantage pour décapuchonner son gros Montblanc et, sans consulter d’archives, jeter quarante lignes sur le papier rose du journal.

Le jeune Dominique Jamet était un boulimique de l’écriture. Il n’était pas rare qu’il eût, en plus de son travail de secrétaire de rédaction, quatre ou cinq articles à faire, chaque semaine, pour Le Figaro littéraire, sur des sujets très divers, parfois difficiles. Il s’y mettait le dernier jour, ayant auparavant, bien sûr, réuni informations et réflexions. D’une plume alerte et infatigable, il alignait à la suite les textes, tous impeccables, sans même donner l’impression de céder à la hâte durassienne.

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