François Nourissier : « Tu t’en souviens, oui ou non, de la dernière fois ? », À défaut de génie.
La dernière fois de qui ? de quoi ? à propos de qui ? de quoi ?
Ne fais pas l’idiot. La dernière fois que tu as fait l’amour avec… Pourquoi se souvient-on des premières fois et, plus rarement, des dernières, pourtant plus proches ? Parce que les premières se sont passées dans la fièvre et le plaisir de la découverte, les dernières dans le chagrin ou l’effort si on savait que c’était la dernière fois, dans la routine si on ne savait pas.
Le plus souvent, on ne sait pas. Un virage tout de suite après, une sortie de route, un accident. Parfois, la mort. Ou bien l’un sait et l’autre pas. Arrête la voiture, je descends. Une autre voiture m’attend. Adieu.
Ou au revoir, sait-on jamais. Dans ce cas, la dernière fois n’est plus la dernière.
Si un couple a fait l’amour pour la dernière fois, c’est souvent parce que l’un des deux l’a fait ailleurs pour la première fois.
Heureux les couples qui, d’un commun accord, ont décidé de se séparer et qui rassemblent ce qu’il leur reste d’amour, sinon de désir, pour tirer un ultime feu d’artifice !
Il y a aussi de très vieux couples, toujours aimants, mais fatigués, souffrants, qui ne peuvent pas donner une date pour la dernière fois parce que ce ne furent à la fin que de tendres, émouvantes et vaines tentatives de prolonger leur félicité charnelle.
L’idée m’a traversé l’esprit d’écrire un livre sur le thème de « la dernière fois », beaucoup moins visité que celui de la première. Mais il aurait été bien triste, les fins étant le plus souvent porteuses d’échecs, de limites d’âge, de coups du sort, de ras-le-bol, de maladies, de mort précoce. Il me semble que ç’eût été un livre à contre-emploi.
Certes, il existe aussi des dernières fois heureuses. Je me serais attaché à en glisser quelques-unes dans ce noir panorama de nos culs-de-sac. Par exemple, la dernière fois que j’ai cru au Père Noël, que j’ai remporté un tournoi de ping-pong scolaire, que mon père a revêtu sa tenue de prisonnier de guerre, qu’une étoile filante m’a porté chance, qu’une personne est morte de la tuberculose en France, que Romain Gary a obtenu le prix Goncourt…
Basta ! Peut-être n’aurais-je pas échappé à ce qui eût été à la fois la logique du livre et son principal argument de vente : mon décès, entraînant la mention que c’était la dernière fois que je publiais ?
J’ai quand même des regrets. Par exemple, de ne pas avoir raconté la dernière fois que la jeune Marguerite Donnadieu, plus tard Duras, et son amant chinois se sont vus et aimés. Elle n’a pas pleuré. Elle a attendu pour cela que le bateau se fût éloigné du port de Saigon. Sans cependant montrer ses larmes à sa mère et à son jeune frère. « Parce qu’il était chinois et qu’on ne devait pas pleurer ce genre d’amants… », L’Amant.
J’imagine qu’Yves Montand se rappelait très bien quand, où et comment Marilyn Monroe et lui avaient fait l’amour pour la dernière fois. Je doute qu’avec Simone Signoret il en eût un souvenir aussi précis.
Chateaubriand allait mourir. Il ne pouvait plus parler. À son chevet, Juliette Récamier. Elle était aux trois quarts aveugle. Ne pensaient-ils qu’à la douleur d’être à jamais séparés ? À l’espoir que Dieu les réunirait ? Ou bien, au milieu de leur commune détresse, se rappelaient-ils la dernière fois qu’ils s’étaient donné un plaisir infini à l’Abbaye-aux-Bois ?
Seul le FBI connaît la date de la nuit où John Kennedy et sa femme Jackie ont couché ensemble pour la dernière fois.
La dernière fois qu’Anton Tchekhov a bu du champagne, c’était juste avant de mourir, ses derniers mots étant pour constater que « cela faisait longtemps » qu’il n’avait pas eu ce plaisir.
C’est la dernière fois que la comtesse Livia, éblouie, regarde « ces bras, ces épaules, ce cou, tous ces membres que j’avais tant aimés ». Le lieutenant Remigio est nu jusqu’à la ceinture. Son thorax sera bientôt troué. C’est elle, trompée, jalouse, haineuse, revancharde, qui l’a dénoncé et envoyé devant un peloton d’exécution. La dernière image qu’elle a de son amant avant qu’il meure ? « … Quand, à Venise, dans la “sirène”, plein d’ardeur et de joie, il m’avait serrée pour la première fois dans ses bras d’acier », Senso de Camillo Boito.
Pour le vieil Hugh Griffith qui va mourir, Sydne Rome, au pied du lit, relève haut sa robe pour qu’il emporte de cette terre une dernière et délicieuse image, dans Quoi ? de Roman Polanski.
« Sait-on jamais si c’est la dernière fois ? », François Nourissier, À défaut de génie.