La double faute d’Ezra Pound

Avenue Raymond-Poincaré, tout au fond de l’appartement du général Hallier, père de Jean-Edern Hallier, se dressait une grande ombre à barbe blanche devant laquelle des intellectuels et des journalistes venaient s’incliner. On échangeait quelques mots en anglais, parfois en français, puis on se retirait souvent en reculant, comme face à la reine d’Angleterre. Ce spectre impressionnant, cette icône fragile et vieillie, c’était le poète américain Ezra Pound.

Il puait le soufre. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, à la radio italienne il avait fait l’éloge du fascisme tandis qu’il rendait les capitalistes juifs new-yorkais responsables du déclenchement des fureurs qui embrasaient le monde. Pour éviter de le juger, il fut décidé qu’il était fou. Les Américains l’enfermèrent pendant treize ans dans un hôpital psychiatrique avant de le rendre à l’Italie.

En 1965, Ezra Pound était à Paris pour la sortie d’un Cahier de l’Herne qui lui était consacré. Son auteur, Dominique de Roux, passant outre à l’indignité dont l’homme était frappé, admirait sincèrement la poésie épique et savante de ses Cantos ainsi que la phénoménale culture de l’écrivain. Il n’était pas mécontent non plus, aidé de Jean-Edern Hallier, d’organiser en son honneur une petite fête qui, vingt ans après la fin de la guerre, rallumait des feux mal éteints.

C’est grâce à un autre écrivain américain, Frederic Prokosch, que m’est revenu en mémoire ce coquetèle bizarre au cours duquel j’avais longuement parlé avec le général André Hallier, que son fils interrompait souvent pour lui dire son affection et sa fierté de porter son nom.

Invité à Apostrophes en 1984 pour ses mémoires Voix dans la nuit, Frederic Prokosch était de ces écrivains américains qui parlaient toutes les langues, en particulier le français, et qui avaient fait du cosmopolitisme leur oxygène. En 1935, Les Asiatiques, son premier roman, lui apporta une gloire immédiate et universelle. Lit-on encore cette œuvre célébrée par André Gide, Thomas Mann, Albert Camus ? Frederic Prokosch vivait dans le sud de la France d’où je le fis venir pour une conversation qui se révéla aussi pétillante et savoureuse que ses mémoires. Quel écrivain de l’entre-deux-guerres n’avait-il pas connu ? James Joyce, Thomas Mann, Virginia Woolf, Colette, Vladimir Nabokov (ils avaient une passion commune pour les papillons), Alberto Moravia, Somerset Maugham, etc. Et Ezra Pound.

Frederic Prokosch avait rencontré Ezra Pound à Rapallo, en 1937 ou 38. « Il me traita avec une jovialité rustaude, railleuse, écrit-il, et me demanda de jouer en double, le lendemain après-midi. » Cette partie de tennis qui opposa les deux écrivains américains à un Anglais et à « une maigre dame italienne appelée la Signorina Piaggio » mériterait de figurer dans toutes les anthologies de littérature sportive ou mondaine. En voici le récit :

« La redoutable Signorina écrasa un lob d’Ezra Pound.

— Merde ! s’écria Pound. Je n’ai pas lancé la foutue balle assez haut.

Et dans un chuchotement mauvais :

— … Quelle harpie, cette bonne femme !

Il commit une double faute au service, puis lança une balle au filet.

Zéro quarante[1] ! roucoula la Signorina, et Ezra Pound réussit un service magistral.

– Ça fera les pieds à cette connasse efflanquée, ricana-t-il triomphalement.

La Signorina envoya droit à Ezra un puissant revers. Il poussa un glapissement en se protégeant l’abdomen avec sa raquette.

— Jeu et set ! cria la Signorina en lançant en l’air sa propre raquette.

Ezra roulait des yeux furibonds.

— Elle essaie de me castrer ! C’est une louve déguisée en cigogne !

Puis, en un murmure confidentiel :

— … Envie du pénis. Absolument révoltant. »

Je n’avais évidemment pas reconnu le solennel spectre à barbe blanche dans ce joueur de tennis grossier, hilarant, que sa misogynie n’avait pas aidé à gagner la partie. Entre-temps, il est vrai, étaient passés la guerre, la prison psychiatrique, le déshonneur, la solitude orgueilleuse…

Frederic Prokosch ne fait aucun commentaire sur la suite de l’existence d’Ezra Pound. Il se contente de rapporter ses propos déjà hostiles aux États-Unis, accusés de médiocrité, de corruption et d’hypocrisie. Il revient aussi sur sa manière de jouer au tennis qu’il compare à sa poésie des Cantos : « Un tourbillon de rage, percé par des instants de splendeur à moitié folle, et moucheté d’une certaine incohérence flamboyante. »

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