Régis Debray : « C’est quoi l’Histoire pour vous ? Réponse : ce qui me met les larmes aux yeux, point final », Madame H.
L’Histoire m’a-t-elle fait pleurer ? Oui, mais pas assez pour que je passe pour un émotif du journal de 20 heures. Pourquoi mes yeux restent-ils secs alors que les drames collectifs m’émeuvent profondément ? La chute de Diên Biên Phu, la guerre d’Algérie, les révoltes écrasées de Budapest et de Prague, le génocide du Cambodge, les boat-people, le massacre de Srebrenica, entre autres joyeusetés dont j’étais le contemporain, m’ont bouleversé, tourneboulé, indigné, révolté, mais je ne me rappelle pas avoir sorti mon mouchoir. Pourtant, c’était du lourd, du pathétique, de l’impitoyable mêlé à une souffrance massive. Si j’avais été en âge de comprendre, aurais-je pleuré sur Auschwitz et Hiroshima ? Il est probable que ç’eût été encore de l’émotion à sec.
Je ne suis pourtant pas un monstre. La mort de De Gaulle m’a mis les larmes aux yeux. Ainsi que la photo de la petite Vietnamienne fuyant, nue, en larmes, les bombes au napalm. De même la photo du corps d’un petit garçon venu de Syrie, découvert noyé sur une plage de Turquie. J’ai pleuré en découvrant le témoignage d’un harki que l’ingratitude de la France avait laissé vieillir dans la misère. Les récits des survivants des camps de concentration m’ont souvent arraché des larmes (cette expression « arracher des larmes » est fausse, les larmes viennent sans effort, d’elles-mêmes, elles coulent de source). Quand, à Buchenwald, Jorge Semprun récite des vers de Baudelaire à Maurice Halbwachs, qui a été son professeur à la Sorbonne et qui est à l’agonie, comment mes larmes ne seraient-elles pas tombées sur les pages 32 et 33 de L’Écriture ou la Vie ?
On a compris : je sais pleurer sur un destin tragique, sur un parcours glorieux qui prend fin. Je ne sais pas pleurer sur les malheurs de la multitude. La compassion devrait pourtant être à proportion du nombre. Comme dans la presse : plus il y a de morts, plus gros sont les titres. Mais non, sangloter en gros m’est impossible. Mes yeux ne se mouillent qu’au détail. Un visage, un corps, une image, une histoire, une tragédie individuelle. Parce qu’on s’identifie à un homme ou à une femme, et moins facilement à une foule ? Parce que la lecture forcenée des romans et des biographies ne m’a fourni pour comprendre le monde que des clés nominatives ?
Le massacre des journalistes et employés de Charlie Hebdo m’a d’abord laissé incrédule, puis, mais si, c’était vrai, atterré, épouvanté. Qui n’a pas réagi ainsi ? Plus tard, j’ai pleuré. Sur Cabu, éternel jeune homme dégingandé mort de la violence et de la bêtise auxquelles il avait toute sa vie opposé l’élégance de son dessin et la pertinence de son humour. Le dernier regard du grand Duduche ? Sur un homme dont la main crache le feu. Oh, non… J’ai senti en moi se déchirer des souvenirs de Cabu à Apostrophes… C’est idiot, c’est inutile, je sais, mais c’est comme ça : soudain, feutrées, des larmes…
Nous regardions un soir en famille je ne sais plus quel film qui racontait la retraite de Russie. Toutes les horreurs d’une armée en déroute dans un hiver glacial. Des mourants ensevelis sous la neige. Des blessés que soutenaient encore des éclopés. Des malades du typhus auxquels un prêtre donnait l’extrême-onction. Des soldats aux mains et aux pieds gelés. Des chevaux exténués que l’on égorgeait pour boire leur sang. Des restes d’un bataillon englué dans la boue, cerné par des partisans. Et encore d’autres braves terrassés par le froid et la faim…
Je me tournai vers une de mes filles que j’entendais sangloter. Le spectacle était pour elle insupportable. Trop de morts, trop de blessés. Son petit cœur avait craqué.
« Vous avez vu ? demanda-t-elle en s’essuyant les yeux.
— C’est très cruel, dis-je.
— Mais tu l’as vu ?
— Qui ?
— Le chien abandonné dans la neige. »