Que d’os ! Que d’os !

Son audace ne mérite que des éloges. Maurice Girodias a été le premier éditeur au monde à avoir osé publier Lolita, roman partout interdit. Peu importe que ce chef-d’œuvre ait été mélangé à des dirty books, livres sales à l’érotisme racoleur. C’est à Maurice Girodias que revient le mérite d’avoir fait franchir la porte des librairies à la perverse nymphette de Nabokov.

À part ça, Girodias était un drôle de zigue. Séducteur, hâbleur, menteur, habile causeur, toujours en alerte et en mouvement pour s’enrichir. Sa fille, Juliette Kahane, trace de lui un portrait d’une encre beaucoup plus noire que bleu ciel (Une fille). Elle raconte que, devenu le patron du café-théâtre La Grande Séverine, son père, jugeant que le lieu n’était pas assez vaste pour être de bonne rentabilité, avait fait repousser les murs des caves romanes. Chaque nuit, les derniers clients partis, on piochait clandestinement. On remplissait des sacs de terre et de gravats qui étaient évacués à l’aube. Mais que faire des nombreux crânes, tibias et fémurs provenant du cimetière voisin, que les pelles avaient tirés de leur sommeil médiéval ? Ils étaient dispersés dans les poubelles du quartier « par petits paquets bien ficelés » ! Esprit réaliste, Maurice Girodias avait décidément toutes les audaces.

Alors que lui cherchait à se débarrasser de tous ces ossements encombrants, à la même époque les habitants du petit village de Saint-Paul-de-Varces, proche de Grenoble, regrettaient que la gendarmerie leur ait confisqué les ossements mis au jour dans une carrière de la commune. Les mines et la pelle mécanique avaient extrait de la montagne du Saint-Loup des haches, des vases, des bracelets, surtout des crânes, et des os dont on ne savait s’ils étaient d’hommes ou d’animaux, de jambes, de bras ou de pattes. La fièvre de la préhistoire avait saisi ce village du Dauphiné. J’y étais allé voir pour Le Figaro littéraire.

Il s’était passé du temps avant que l’annonce de cette découverte parvînt aux autorités du département de l’Isère. Aussi les archéologues amateurs de Saint-Paul-de-Varces avaient-ils eu tout loisir de faire leurs emplettes dans la caverne miraculeuse. Tous les dimanches, armés de pioches, ils sondaient la montagne. C’était la ruée vers l’os. L’un des plus habiles chercheurs était le patron de l’épicerie-café-restaurant-hôtel-jeu de boules du col de l’Arc qui montrait avec fierté à ses clients un cageot plein d’ossements. On le blaguait. On lui demandait s’il avait l’intention de préparer un bouillon d’os. Il laissait dire, convaincu d’être le dépositaire de la science et le magasinier de la préhistoire.

Sur l’explication scientifique de la découverte, le village se divisa. Certains, bientôt confortés par les experts, affirmaient qu’il s’agissait d’une nécropole datant de l’âge du bronze ; d’autres, historiens du terroir, colporteurs des événements et faits divers de la région, tenaient pour certain que tous ces hommes, femmes et animaux avaient été ensevelis sous une avalanche. N’avait-on pas retrouvé les quatre premiers corps debout, dans la position verticale et glorieuse de l’éclaireur ou de la sentinelle ? Et pourquoi ne serait-ce pas cette noce engloutie par la montagne dont on se transmettait le récit de génération en génération ? Oui, pourquoi pas, mais depuis quand ? Nul ne le savait.

La fièvre de l’archéologie est retombée aussi vite qu’elle était montée. Quelques habitants de Saint-Paul-de-Varces ne regardaient cependant plus la montagne comme avant. Elle leur paraissait à la fois plus humaine et plus mystérieuse, habitée en quelque sorte. L’un d’eux m’a dit, fixant les hautes murailles du Vercors : « Des crânes, des bracelets, des vases, là-dedans il y en a encore plein ! Il faudrait creuser… » Dans ses yeux passa un instant le projet de raser le Vercors.

Загрузка...