Rendez-vous manqué avec Françoise Sagan

J’avais lu dans une interview, genre dans lequel elle excellait par sa franchise, sa clairvoyance et le tranchant de ses formules, que Françoise Sagan avait passé une partie de la guerre à Lyon. Mon père soldat, puis prisonnier, ma mère avait quitté Lyon pour un modeste appartement dans le Beaujolais où nous avons attendu le retour de la paix et des hommes. Cela m’aurait amusé que Françoise Sagan et moi — nous avions le même âge — nous confrontions nos souvenirs d’enfants de ces années-là.

J’avais là un bon prétexte pour lui proposer de déjeuner ou de dîner ensemble, ou de prendre un verre dans un bar de la rive gauche. Onze fois elle est venue s’asseoir sur le plateau de mes émissions, onze fois je n’ai pas osé passer du professionnel au privé, craignant un refus ou une réponse dilatoire ou embarrassée.

Plus le temps passait, plus j’étais convaincu que Françoise Sagan ne pouvait que me mésestimer, voire me détester. Elle avait la télévision en horreur. C’était selon elle « un fléau lamentable ». Même les émissions littéraires étaient à ses yeux de peu d’intérêt. Y paraître était pour elle une corvée. Mais il fallait bien y aller pour activer la vente de ses romans et pour faire plaisir à ses éditeurs. Apostrophes était inévitable. Quelle barbe ! À l’approche de la sortie de chacun de ses livres, j’étais son trop prévisible pensum et son incontournable raseur.

Et puis, me disais-je, à peine serons-nous installés dans un bar qu’elle commandera un whisky. Je serai bien obligé de lui avouer que je n’aime pas cet alcool. Bon début ! Ensuite, ça l’intéressera vraiment de comparer nos souvenirs rhône-alpins d’enfants ballottés par la guerre ? Bonjour, tristesse ! Françoise Sagan n’est pas du genre anciens combattants. Elle apprécie chez les hommes la gaieté, l’humour, le désintéressement, le risque, le rejet des habitudes, la liberté, le goût de la nuit. Comment montrerait-elle de la curiosité pour un fonctionnaire de la télévision qui, tous les vendredis soir, arrive à la même heure, dans le même décor, porteur d’une petite valise qui contient les livres qu’il a lus pendant la semaine par obligation professionnelle ? Sagan est une femme charmante, polie. Elle masquera son ennui, mais n’en pensera pas moins.

Non, nous n’avions guère d’affinités, et si je regrette aujourd’hui d’avoir manqué d’audace, je suis convaincu que nous nous serions séparés mécontents l’un de l’autre, à tout le moins déçus[3].

Les entretiens de Françoise Sagan ayant été rassemblés en volume (Je ne renie rien), j’ai retrouvé ses souvenirs de la guerre. Elle évoque surtout sa mère qui avait « un côté Régence », assez décalé. Réfugiée à Saint-Marcellin, dans le Vercors, la famille Quoirez avait été prise pour cible par un avion allemand. Quittant l’étang où ils se baignaient, ils se précipitèrent vers une prairie et des arbres pour se mettre à l’abri. Les balles faisaient sauter l’herbe autour d’eux. Cela n’impressionnait pas Mme Quoirez. Elle criait à sa fille Suzanne : « Je t’en prie, habille-toi. Je t’en prie, habille-toi. Tu ne vas tout de même pas te promener comme ça ! » Pendant l’exode, elle avait exigé de revenir de Cajarc, dans le Lot, pour récupérer à Paris ses chapeaux oubliés dans la précipitation du départ.

À Lyon, pendant les bombardements des Alliés, elle n’avait accepté qu’une fois de descendre à la cave, jugeant que pour les enfants c’était quand même mieux. « Quand on est remontés, raconte Françoise Sagan, il y avait une souris dans la cuisine. Ma mère s’est évanouie. Elle a une peur bleue des souris. »

Ma grand-mère paternelle également. Cette femme qui avait récupéré après la Première Guerre mondiale un mari gazé, qui avait élevé quatre enfants et qui tenait un café après avoir longtemps travaillé dans les champs, cette femme dure au mal et à la vie, je l’ai vue, à cause du passage furtif d’une minuscule souris, debout sur l’une des tables de la salle du café. Elle serrait le bas de son tablier pour empêcher une armée de petites rongeuses de se lancer à l’assaut de ses jambes.

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