C’était la faute de Philip K. Dick, en somme. Emmanuel Carrère avait engagé comme jeune fille au pair une hippie d’une cinquantaine d’années parce qu’elle partageait sa passion pour l’écrivain américain de science-fiction. Elle l’avait connu à San Francisco et avait fait du baby-sitting pour sa fille. Aux yeux de Carrère, cela valait toutes les références et recommandations. Étant alors dans sa période (trois années) de foi chrétienne, ardente et exigeante, il avait même pensé que « cette femme qui prie pour la pauvre âme de Philip K. Dick » lui avait été envoyée par Dieu.
Dieu n’est pas très au courant des qualités exigées d’une gouvernante pour enfants. Jamie se révéla être, dès le premier jour, une catastrophe. Le récit de son inaptitude revendiquée et provocatrice à assumer ses fonctions donna à Emmanuel Carrère l’occasion d’exercer sa verve comique (Le Royaume). Lui-même était devenu un personnage burlesque, empêtré dans des sentiments contradictoires : tantôt père de famille et patron, il exigeait que Jamie quittât la chambre de bonne où elle s’était installée, puis retranchée ; tantôt bon chrétien, il se refusait à jeter à la rue l’une de ces malheureuses personnes qui sont les protégées de Jésus et la gloire de l’Évangile.
La conscience de Carrère ? L’enfer.
Ma conscience n’était pas aussi ravagée que la sienne quand je dus affronter un cas assez similaire au sien, mais elle en était très tourmentée. En 1969, j’emménageai avec ma famille dans un appartement, avenue Niel, loué à la propriétaire qui habitait juste au-dessus de nous. La chambre de bonne qui faisait partie du lot avait été sous-louée par notre prédécesseur à Jo, un jeune Noir, petit, râblé, sympathique au premier abord. De la main à la main, il s’acquittait d’un loyer d’un montant scandaleusement disproportionné avec la maigre surface dont il disposait. Par héritage, j’étais devenu un négrier et j’étais bien décidé à y mettre fin.
Nous ne nous étions posés que depuis quelques jours quand un, puis deux, puis trois locataires de l’étage des chambres de bonnes sonnèrent à la porte pour se plaindre de Jo. Il était vindicatif, querelleur, et menaçait ses voisins d’un couteau. La pièce où il vivait étant située à côté des W.C. collectifs, il ne supportait pas le bruit de la chasse d’eau, surtout pendant la nuit. À deux ou trois heures du matin, il n’était pas rare qu’il raccompagnât dans sa chambre une malheureuse femme dont la peur avait cédé devant un besoin urgent et qui, la pointe du couteau appuyée sur les étoffes de son peignoir et de son pyjama à hauteur de la hanche, regrettait son audace et tremblait pour sa vie. Tous s’étaient plaints à mon prédécesseur qui les avait accusés d’être racistes. Quant à la propriétaire, elle ne faisait rien. La police non plus. Un jour, il y aura un drame, c’est certain. Cet individu est votre locataire. Vous en êtes responsable.
J’allai voir Jo pour lui demander de se calmer. Une seule fois, il avait sorti un couteau et, depuis, il le regrettait. Oui, le bruit de la chasse d’eau lui gâchait la vie. Il accusait les locataires de l’étage — des femmes d’un certain âge, pour la plupart — d’attendre son retour dans sa chambre pour se rendre en cortège aux toilettes. Si elles y allaient en pleine nuit, ce n’était pas parce qu’elles en éprouvaient le besoin, mais pour le réveiller, exciter sa colère, l’empêcher de dormir et le pousser à quitter les lieux. Partir, justement, il allait devoir le faire le plus tôt possible, j’avais besoin de sa chambre pour y loger notre employée. Je jugeai plus habile de lui asséner ce mensonge que de le sanctionner pour les troubles provoqués à l’étage par sa présence et son comportement. Il me supplia de le garder. Qui voudrait loger un pauvre Noir sans emploi ? Quelle chance avait-il de retrouver une chambre, même toute petite, même rendue incommode par la proximité d’une chasse d’eau, même trop chère pour ce qu’elle était ?
Je revins ébranlé de ma visite à Jo. Le jeter à la rue serait dégueulasse. Pour convenances personnelles, pouvais-je commettre un acte aussi barbare ? Emménager avec ma famille dans un spacieux appartement aurait donc pour conséquence la perte par un jeune homme des quelques mètres carrés où il abritait sa misère et sa solitude ? Non, c’était impossible. Voici ce que j’allais faire : garder Jo, lui annoncer qu’il ne me paierait aucun loyer et organiser une rencontre avec les locataires des chambres de bonnes pour établir des règles de vie commune.
Le surlendemain, je fus convoqué à la police. Deux plaintes avaient été déposées contre mon sous-locataire. Ce n’est pas le mien, dis-je, c’était celui de mon prédécesseur. C’est maintenant le vôtre. Armé d’un couteau, il a interdit l’accès aux toilettes de l’étage pendant toute la soirée d’hier. Nous avons le témoignage d’un homme qui est allé dîner chez une voisine de votre sous-locataire que, par parenthèse, vous n’avez pas déclaré… Mais il occupait les lieux avant que j’arrive… Maintenant vous êtes arrivé, il est là, et vous avez négligé d’en avertir qui de droit. Heureusement pour vous, la propriétaire s’est portée garante de votre bonne foi…
L’entrée de la propriétaire dans le concert a tout et rapidement changé. Comment s’y est-elle prise pour obtenir si vite l’expulsion de Jo ? Trois ou quatre jours après, il avait déguerpi, ne laissant dans la chambre qu’un petit tas de journaux, d’emballages en plastique, de cannettes vides et de chiffons sales. Il avait emporté la clé alors que Jamie avait laissé la sienne sur la porte.
J’étais soulagé. Honteusement soulagé tandis que j’observais les reliefs abandonnés par la misère dans ses tristes vagabondages.